De l’interdépendance à la solidarité

Alors que nous sommes saisis dans un épisode aigu de la tension sociale toujours latente dans notre pays, il est bon de se remémorer les processus qui peuvent conduire à la construction ou au rétablissement du lien social.

J’aime à évoquer trois appels historiques qui soulignent la permanence des conditions de ce rétablissement. Elles procèdent d’une prise de conscience de nos dépendances et interdépendances pour être à même de les humaniser.

« le début d’un long processus d’élaboration de de lois sociales protectrices, unifiées par la Sécurité sociale universelle »

Le premier appel porte encore aujourd’hui ses fruits, mais demande à être réactualisée dans le contexte des Gilets jaunes. Il fut lancé dans les débuts de la 3eme République par l’homme politique Léon Bourgeois qui reçut en 1920 le prix Nobel de la paix. Celui-ci passe pour le théoricien fondateur de la protection sociale à la Française. Il affirmait que le propre de la révolution industrielle était d’avoir tissé des interdépendances complexes, généralisées et invisibles entre tous les membres de la société, entre toutes les classes sociales. La cohésion et la paix exigeaient selon lui que cette interdépendance mutuelle, cette nécessité que nous avons de fait de la contribution des uns et des autres, soient reconnus par une solidarité généralisée exprimant le souci que tous devraient avoir de chacun . Ce fut le début d’un long processus d’élaboration de de lois sociales protectrices, finalement unifiées par la Sécurité sociale universelle érigée au lendemain de la Résistance.

Comment ne pas se souvenir du second appel, celui de Robert Schuman en 1950, appelant à surmonter de façon définitive les antagonismes séculaires entre les peuples européens par les « réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait » qui à leur tour créeraient la confiance ? Les soubresauts du Brexit sont là pour nous rappeler combien sont inextricables les interdépendances de fait qui lient désormais entre eux les Européens. Il nous reste à travailler sur la confiance : c’est sans doute de ce travail que les politiques et les sociétés européennes ont le plus besoin aujourd’hui.

Le troisième appel était lancé cette fois à l’échelle planétaire par le Pape Benoit XVI dans une encyclique à l’époque mal comprise où il s’exprime une forme d’angoisse : « Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain . » Quelques années plus tard, l’Encyclique Laudato Si peut apparaitre comme une réponse magistrale à la question de Benoit XVI.

« L’ignorance de ce dont nous dépendons pour vivre, nous rend collectivement inaptes à reconnaître ce qui dépend de nous pour que chacun puisse vivre mieux »

Dans une remarquable interview donnée récemment au journal La Croix, le sociologue et philosophe Bruno Latour avance que le mouvement des Gilets jaunes ne trouvera pas d’issue satisfaisante aussi longtemps que ses divers protagonistes ne prendront pas conscience de « ce dont ils dépendent pour leur subsistance » . L’ignorance de ce dont nous dépendons pour vivre, aux différentes échelles géographiques de nos appartenances, nous rend collectivement inaptes à reconnaître ce qui dépend de nous pour que chacun puisse vivre mieux, à commencer par la reconnaissance des qualités et de l’apport d’autrui. A partir d’un travail d’identification collective, territorialisée de ce dont ensemble nous dépendons pour vivre et mieux vivre, pourraient se construire des issues débarrassées de chimères idéologiques incapables de donner forme humaine à l’avenir.

Les Semaines sociales de France sont précisément engagées dans une campagne à forte dimension territoriale, destinée à établir un état des lieux de la cohésion sociale pour mieux l’établir collectivement, dans l’esprit de la recherche de ce bien commun qui fait si cruellement défaut aux manifestations actuelles de la crise sociale. Quelle heureuse coïncidence ! N’y a-t-il pas là une tâche pour l’ensemble du christianisme social ? Il s’agirait de renouveler le style et la forme d’une « enquête sociale » à dimension multi territoriale qui aurait pour enjeu de recréer des solidarités entre les « délaissés » et les « surchargés », ceux « de quelque part » et ceux de « n’importe où ».

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Jérôme Vignon, Président d’honneur des SSF

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