Pour un nouvel ordre mondial durable

Il est une chose terriblement surprenante dans la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, c’est l’anachronisme absolu entre cette guerre – qui appartient à l’ancien monde – et les vrais enjeux de notre modernité tardive. Tout se passe en effet comme si, dans sa rhétorique et son action, la Russie de Vladimir Poutine fonctionnait, en plein 21° siècle, sur un référentiel totalement dépassé, tiré de la dernière guerre. C’est d’ailleurs, de l’aveu même des autorités russes, la raison affichée de cette « opération spéciale » : chasser les pro-nazis. Ce fut aussi sa stratégie initiale : lancer contre Kiev une guerre éclair à grand renfort de blindés, comme en 1940 contre la France ! C’est aussi l’emploi massif de la propagande et des théories ultra-nationalistes, comme à la fin des années 30. La revendication de la Russie sur l’Ukraine au nom d’une histoire réécrite et d’une « exception russe » ainsi que la notion d’espace de défense contre un Occident menaçant rappellent les théories funestes dle la nation allemande et de son Lebensraum (espace vital). Enfin l’occupation, la terreur, les massacres, la prise en otage des populations civiles, à la limite du génocide, rappellent étrangement les pires heures de la dernière guerre.

La fixation quasi obsessionnelle de Vladimir Poutine sur ce moment historique lui fait oublier un fait majeur : la grande nouveauté du 21° siècle ne consiste ni dans le progrès ni dans la puissance mais dans la conscience du fait que nous sommes entrés dans un monde fini, clos, une terre limitée, observable de partout – ce qui d’ailleurs limite la possibilité des mensonges. Une terre fragile, parce que finie justement, qui doit être préservée pour supporter la présence humaine. Or cette guerre, outre son insupportable coût humain mille fois dénoncé et largement documenté a aussi un coût environnemental monstrueux conséquence des bombardements massifs dans des zones fortement industrialisées. Accumulation de métaux lourds et de substances toxiques ou radioactives dans les terres, les puits, les fleuves et les nappes phréatiques. Destruction partielle ou totale, en grande partie irréversible, d’écosystèmes entiers. Quant à l’émission de CO² et de gaz à effet de serre, on peut tout juste les imaginer, malheureusement pas encore les calculer. Le danger nucléaire – les centrales – n’est que la toute petite partie émergée de la catastrophe environnementale en cours.

Pire : ce phénomène anachronique et dangereux affecte non seulement l’Ukraine, la Russie et ses voisins immédiats mais la planète entière, on le voit avec le gaz russe et les céréales ukrainiennes. Face à cette guerre injustifiable, inhumaine et dangereuse au-delà de l’imaginable, de nombreux pays ont réagi et voté – ou respecté – des sanctions contre la Russie. Aujourd’hui, c’est le monde qui commence à bouger. La question russo-ukrainienne s’est invitée à l’ONU par la voix de son président, au grand dam de Vladimir Poutine. Ce qui a provoqué Anschluss (annexion) des régions occupées et mobilisation quasi générale. Lorsqu’Emmanuel Macron dit à la tribune d’ l’ONU « je souhaite que nous engagions enfin la réforme du Conseil de sécurité afin qu’il soit plus représentatif, accueille de nouveaux membres permanents et reste capable de jouer tout son rôle en limitant le recours au droit de veto en cas de crimes de masse », il ne met certes pas en balance son siège au Conseil de sécurité de l’ONU mais manifeste la volonté de sortir de l’immobilisme. Sommes-nous à la veille de la réalisation de ce souhait à la fois lointain et proche de Jean XXIII appelant de ses vœux, dans une situation elle aussi tendue, la « constitution d’une autorité publique de compétence universelle » ? (Pacem in terris, n° 137 1963). En tous les cas, pour qu’il soit complet, il faudrait ajouter à l’arsenal des critères d’une action « interdite » par un Conseil réformé, celui d’écocide ou, plutôt, de menace majeure pour l’environnement. Juger, après le drame, les auteurs de crimes contre l’humanité, de génocides ou d’écocides est en effet indispensable. Le terme d’écocide est d’ailleurs déjà entré dans le vocabulaire du droit international. Le Viet-Nam, l’Ukraine et… la Russie (!) l’ont en effet déjà adopté. Mais n’est-il pas imaginable d’évaluer avant ou pendant un conflit ses dommages potentiels – à la fois sur l’humanité, les structures sociales, les biens mais aussi sur la nature elle-même – pour pouvoir l’interdire ?

Plusieurs observateurs ont fait remarquer que le bilan global de l’intervention militaire Russe faisait avancer la lutte contre le dérèglement climatique par l’accélération de solutions de substitution aux énergies fossiles. Pourquoi ne pas s’engager pour que la révision de l’architecture des instances internationales suive le même chemin ?

Jean-Pierre Rosa, éditeur et ancien délégué général des Semaines sociales de France

26 septembre 2022

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