Aussi odieuses, voire insupportables que soient les manifestations de violence destructrice qui ont accablé la capitale parisienne au cours de la triste journée du 1 décembre, elles ne peuvent faire oublier le phénomène social large et persistant qui lui ont servi de prétexte. Il y a aurait lieu de réfléchir sur les causes de cette violence nihiliste et répétitive[1] , mais là n’est pas l’urgence pour un citoyen qui aime son pays. Que comprendre et que retenir de la vraie colère de ces « gilets jaunes», si judicieux dans le choix de leur emblème ? La question doit être abordée avec modestie lorsqu’on n’est pas soi-même des leurs. Au demeurant, qui peut se prévaloir de parler en leur nom ?
Sous réserve de cette modestie, je me référerais au travail de recherche mené en 2015 par l’Observatoire nationale de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), paru sous le titre «L’invisibilité sociale, une responsabilité collective[2] » . On y apprenait qu’une proportion surprenante de Français estimaient « rencontrer des difficultés importantes que les pouvoirs publics ou les médias ne voient pas vraiment », un sentiment pas éloigné de celui recueilli par la Croix enquêtant auprès de gilets jaunes : « Ont-ils une idée de ce qu’on vit ?[3] ». Cette proportion était la plus élevée (58%) chez les Français dits « modestes non pauvres», c’est-à-dire dont les revenus les situent entre le 3eme et le 4eme décile de niveau de vie[4] . Le déficit de reconnaissance attise le sentiment d’injustice. Il est d’autant plus difficile à combler que parmi ces invisibles « modestes et non pauvres » se trouvent beaucoup de professions indépendantes, agriculteurs, artisans, commerçants et professions intermédiaires dont les organes de représentations sont dispersés et peu visibles. Leurs activités professionnelles et leur habitat les rendent aussi vulnérables aux hausses des prix de l’énergie : les plus récentes, bien que non exceptionnelles peuvent avoir servi de détonateur d’un passage à la « visibilité ». Les manifestations des gilets jaunes, lorsqu’elles sont pacifiques, prennent à témoin non seulement l’Etat, mais peut-être plus encore les Français eux-mêmes, à voir l’insistance parfois lourde mise à exiger d’arborer un gilet sur tous les pare brises.
Comment refaire société dans ces conditions, lorsque le malaise vient de si loin ? Le même rapport de l’ONPES mettait en garde dans ses conclusions contre deux risques : celui de multiplier les gestes catégoriels requis par une mosaïque de situations particulières, au risque de fragmenter encore d’avantage l’espace social ; celui symétrique de donner une interprétation totalisante du phénomène pour mieux l’enrôler dans un populisme prompt à confisquer la voix du peuple. Plutôt que de penser que les gilets jaunes, « victimes de la mondialisation », n’entendraient rien aux transformations et aux réformes durables qu’exige notre époque commune, il faut au contraire reconnaître le rôle et la place qu’ils peuvent y prendre, reconnaissance qui implique en effet, que les efforts soient mieux partagés. Pour retrouver le sens, au demeurant de moins en moins contesté, d’un développement soutenable et commun, nous devons encourager et accepter les initiatives politiques qui répondront à ce besoin de justice.
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Jérôme Vignon, président d’honneur des SSF
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- La 77eme session des Semaines sociales de France avait été consacrée à ce thème en 2002 : «Violences. Comment vivre ensemble ? » et reste d’actualité.
- Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, rapport annuel 2016.
- La Croix du 23 novembre 2018 « une révolte qui vient de loin ».
- Le premier décile de niveau de vie regroupe les 10% de familles ayant les plus faibles ressources et chaque décile suivant rassemble 10% des familles titulaires de revenus immédiatement supérieurs ; le niveau de vie médian pour une personne seule est de 1710 euros par mois en 2016 ; le niveau de vie moyen pour les 3eme et 4eme décile est de l’ordre de 1300euros par mois (source Portrait social de la France , INSEE 2018).