Colères

Les Entretiens d’Auxerre 2019 ont eu pour thème « En colère[1] » . Au cours de ces derniers mois, le mot « colère » a envahi la presse et les discours pour caractériser les mouvements qui ont éclaté en France, en Algérie, à Hong-Kong, au Chili, en Bolivie, en Irak, en Egypte. Qu’apporte le mot colère à ces mouvements de protestations ?

Qu’est-ce que la colère ? Les dictionnaires emploient les mots mécontentement, état affectif violent, émotion de l’âme pour caractériser la colère et seul le Larousse qualifie cet état de passager. Les causes en sont un manque, une frustration, une injure, un sentiment d’injustice qui se traduisent par de l’agressivité, un désir de vengeance, une réaction brutale qui fait toujours de l’autre le responsable.

La colère est aveugle, la colère est mauvaise conseillère disent les proverbes et c’est souvent vrai. Mais les psychologues nous apprennent qu’elle est nécessaire à la construction de la personnalité de l’enfant qui teste par ses colères ses capacités et la résistance de son entourage. Chez l’adulte qui réfléchit à son comportement, elle peut être un moteur pour agir sur lui-même comme sur son environnement afin de ne pas se résigner à la soumission et de retrouver sa dignité.

Colère froide, blanche, bleue, noire, divine, homérique, rentrée, folle, aveugle, sourde, saine et, aussi, colère collective, autant de qualificatifs qui expriment la complexité de la colère et de ses expressions.

La colère homérique est celle de la démesure : Patrocle est tué par Hector ; Achille s’écrie « Mon compagnon est mort … je n’ai plus d’autre désir dans le cœur que le carnage, le sang et le gémissement des guerriers ». « Achille courait, tel qu’un démon, tuant tous ceux qu’il poursuivait, et la terre noire ruisselait de sang »… « Puis, il se rua en avant pour tuer encore[2] » .

La colère divine, telle qu’elle est dépeinte dans la Bible, apporte une toute autre leçon, car c’est une colère supposée par des hommes qui attribuent à Dieu un comportement humain et craignent qu’Il ne veuille les punir des fautes dont ils se sentent coupables. Ce qui compte alors est la réaction des hommes qui ont provoqué la colère : ils entament un dialogue avec Dieu pour obtenir sa clémence, son pardon. Dialogue qui n’aboutit pas toujours comme le montre l’échec de Lot à trouver un seul juste dans les villes de Sodome et Gomorrhe pour éviter leur destruction. Dans nos sociétés les arbitres, les ombudsmans, la justice sont ou devraient être les instruments du dialogue entre les protagonistes d’une colère pour trouver les voies de l’apaisement.

La colère collective est-elle une somme de colères individuelles ?

Oui au début : « Il y a une jouissance, un état que l’on n’a pas quand on est tout seul. Et comme on est tous extrêmement impliqués dans nos solitudes, quand il y a un rassemblement où l’on peut exprimer quelque chose, on se laisse aller dans le glissement progressif de la colère et on entre dans un état partagé avec d’autres[3] » . Mais quand la foule se rend compte qu’elle peut « être un levier pour faire changer les choses, cela devient une autre chose » : une révolte, une insurrection, une révolution ou une autre manière d’organiser les revendications ?

En 2007, un philosophe allemand, Peter Sloterdijk anticipait une réponse : « Le patrimoine de colère n’est plus accumulé par hasard et dépensé occasionnellement ; il se transforme en objet d’une production prenant la forme d’un projet et de son entretien » Les perdants « entre les exploités d’hier et les superflus d’aujourd’hui et de demain … ne se laissent pas tous tranquilliser … Leurs rancœurs ne se tournent pas seulement vers les vainqueurs, mais aussi contre les règles du jeu [4]», colère contre les institutions, colère contre le système économique.

Face aux colères collectives, les politiques tentent souvent de les canaliser vers un ennemi commun de préférence étranger, le pays voisin tout au long de l’histoire, les migrants aujourd’hui dans les pays riches, ou de les diviser en espérant que les colères se neutraliseront. Cette pratique est délétère, car c’est ne pas reconnaître que dans toute colère il y a un message qui mérite attention et qui n’est pas nécessairement déraisonnable. Pour le bien commun, il appartient à tous les acteurs de ce jeu de pouvoir, dirigeants politiques, d’abord, et, aussi, corps intermédiaires et citoyens, d’accepter de s’écouter, de discerner ensemble les possibles et les souhaitables, de trouver démocratiquement le meilleur compromis. Une démocratie sans dialogue meurt.

« Qu’apporte le mot colère aux mouvements de protestations ? », nous demandions-nous dans l’introduction. L’amorce d’un dialogue dès que tous les protagonistes acceptent leur part de responsabilité.

  1. Ce billet emprunte à ces Entretiens
  2. Homère, L’Iliade, extraits des chants 19 et 20
  3. Pascal Dibie, ethnologue, interviewé par Michèle Vanini. Pour Petit(s) Bruit(s) journal des Entretiens d’Auxerre No 5
  4. Peter Sloterdijk, Colère et temps Essai politico-psychologique, Libera-Maren Sell

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Yves Berthelot, rédacteur des SSF

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