En visite au Japon sur les sites d’Hiroshima et de Nagasaki, le Pape François a usé de termes d’une très grande vigueur pour condamner non seulement l’usage, mais aussi la détention d’armes nucléaires . Ce n’était pas une provocation comme il en est parfois coutumier , mais la confirmation d’un argumentaire construit de longue date par l’Eglise catholique , d’abord contre l’emploi, puis contre l’usage à finalité dissuasive de ces armes , tenant compte notamment de l’échec du traité de non-prolifération signé entre les grandes puissances .
« Un appel à la portée prophétique »
Dans le même temps l’actualité internationale semble aller exactement en sens inverse, particulièrement depuis le retrait en 2019 de la Russie et des Etats Unis du traité de réduction des armes nucléaires de portée intermédiaire (FNI), motif étant pris de ce que la Chine, non signataire s’est doté d’un arsenal important de missiles de cette nature. Pour nombre d’experts stratégiques, la fin du Traité FNI ne signifie pas que la course aux armements nucléaires serait relancée, mais que le risque de frappes nucléaires affectant le territoire européen est désormais accru, notamment dans un contexte où la solidarité au sein de l’Alliance atlantique semble fragilisée. Ajoutant à cela que le renouvellement prévu en 2021 de l’accord de non-prolifération des armes nucléaires stratégiques est entouré d’incertitude, on mesure la portée prophétique de l’appel du Pape.
Pourtant il ne s’agit pas d’un simple cri lancé à la face des puissants de ce monde. Le discours du Pape, on doit dire les discours tant ils se succèdent régulièrement , relèvent d’une sagesse profonde des conditions de la paix, en cohérence avec la doctrine catholique complexe sur le recours à la force armée.
Le Pape dénonce la « logique perverse » de la dissuasion nucléaire qui s’est avérée à maintes reprises incapables de garantir la paix. Avant toute chose, il l’accuse d’engendrer une culture de la peur et de la méfiance qui font obstacle à la promotion des ingrédients d’une paix internationale véritable fondés sur l’estime réciproque des peuples, la lutte contre la pauvreté , la protection des plus faibles. Au fond la dissuasion nucléaire serait une sorte d’assurance à l’abri de laquelle on se dispenserait de cultiver vraiment les bases de la paix. Le Pape rejoint en cela ses grands prédécesseurs, Jean XXIII dans Pacem in Terris et surtout Paul VI avec Populorum Progressio, première proclamation du développement humain intégral comme boussole pour la recherche d’une paix mondiale.
Qu’en pensent les catholiques français ?
Ils sont peu nombreux à disposer des connaissances nécessaires pour exercer un juste discernement face à une question aussi complexe, bénéficiant de surcroît d’un large assentiment fruit d’un héritage gaulliste consensuel. Ceux qui entendent l’interpellation pontificale se divisent à ma connaissance en deux groupes. Les uns, proches notamment de la Commission Justice et Paix pour la France, rattachée au Dicastère pour le service du développement humain intégral , comprennent l’appel de François comme d’abord adressé aux sociétés civiles du monde entier. Il leur appartient de faire prévaloir une éthique mondiale d’élimination des armements les plus dangereux, à commencer par les armes nucléaires. Ils soutiennent à ce titre l’accord pour l’élimination complète de ces armes récemment adopté par les Nations unies mais ratifié par une trentaine d’Etats seulement, dont le Vatican. Les autres comprennent l’appel comme adressé aux gouvernements, responsables en définitive de la sécurité de la nation. Ils mettent alors en garde contre l’asymétrie des situations entre pays détenteurs de l’arme atomique selon qu’ils sont ou non démocratiques, ou non soumis à l’application des règles internationales. L’une des voix les plus compétentes en la matière est celle de Monseigneur Antoine de Romanet, évêque aux armées, bien au fait des risques et menaces. Il faut, selon lui, « réfléchir à deux fois avant de mettre l’arme atomique hors la loi, car on risque qu’elle ne soit plus détenue que par les hors la loi » . Se priver lorsqu’on est une moyenne puissance, de la dissuasion nucléaire, c’est aussi se priver de peser sur les processus transnationaux de son élimination. Tous s’accordent sur la nécessité d’éliminer les armes nucléaires ou de destruction massive du paysage mondial. Mais ils différent manifestement sur les conditions de mise en œuvre du processus diplomatique qui , assorti des moyens de contrôle conséquents , pourrait mettre sur la voie d’un désarmement nucléaire généralisé .
Alors que faire ?
Sollicité d’aller, au moins provisoirement, jusqu’au bout de la réflexion à laquelle le Pape nous oblige, il me semble prématuré de vouloir que mon pays s’engage dans un renoncement unilatéral à la dissuasion nucléaire ; il serait même imprudent de ne pas songer à son adaptation « à minima » en fonction du nouveau contexte mondial qui incline également à réfléchir à la manière dont les Européens devraient ensemble concevoir une « autonomie stratégique » pour peser sur l’architecture complexe des traités de désarmement . Mais l’avertissement du Pape François oblige à ne pas séparer la nécessité de pourvoir aux nouvelles menaces qui pèsent sur les nations démocratiques et celle de construire les conditions d’une paix durable à l’échelle mondiale. Si la dissuasion reste un mal nécessaire, elle doit s’articuler avec la volonté de peser sur le désarmement et la volonté de travailler aux conditions profondes de la paix.
L’appel du Pape à l’encontre du nucléaire militaire et l’écologie intégrale sont liés.
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- Discours du Pape François à Nagasaki, 24 novembre 2019.
- Accord TNP de 1968.
- Voir en particulier le discours du 10 novembre 2017 au symposium international sur le désarmement tenu au Vatican.
- Pour Benoit XVI, l’idée de dissuasion nucléaire est « fallacieuse », car elle admet l’hypothèse d’un conflit nucléaire qui par définition ne laisserait personne en sécurité (1/10/2006, cité par la lettre de Justice et Paix France novembre 2019).
- Ce dicastère a remplacé depuis 2016 le Conseil pontifical Justice et Paix, un changement qui renforce son autorité et actualise ses missions en correspondance avec les enseignements de l’encyclique Laudato si.
- Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires TIAN adopté en 2017 par l’ONU est critiqué par ses détracteurs comme encore moins capable que le TNP d’assurer la non-prolifération.
- La Croix du 22 novembre 2019.
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Jérôme Vignon, ancien présient des SSF