Par Marie-Danielle Pierrelée et Malek Chebel
Conférence donnée au cours de la session 2002 des Semaines Sociales de France, »La violence, Comment vivre ensemble ? »
Séance présidée par Christian Delorme, prêtre du diocèse de Lyon, ancien membre du haut conseil à l’intégration.
MARIE-DANIELLE PIERRELEE, principale de collège au Mans, et MALEK CHEBEL, anthropologue, écrivain.
Dans son discours sur la politique de prévention de la violence, le 30 octobre dernier, le ministre Xavier Darcos rappelait les chiffres : plus de 80 000 incidents graves ont été signalés l’an passé dans les établissements scolaires. La violence est dans l’école, au grand désarroi des enseignants, des ministres successifs. Les parents bien informés cherchent des établissements qui en seraient encore protégés. Les élèves eux-mêmes sont les premières cibles des actes violents et ils en sont tous les victimes indirectes, car le climat de violence rend parfois tout apprentissage impossible.
Si nous regardons ce qui se passe d’un peu plus près, nous voyons que tous les élèves ne sont pas touchés de la même façon par ces comportements. Il n’y a pas de mystère : les « premiers de classe », les enfants et adolescents à l’aise dans leur tête, tous ceux qui ont une confiance en eux satisfaisante ne sont pas auteurs de violence.
Caricaturons : les enfants qui « disjonctent », comme ils disent, sont quasiment toujours des élèves en échec, parfois depuis fort longtemps, même s’ils ont une intelligence vive qui s’investit dans des coups bien montés ; ces enfants sont disqualifiés par l’école, depuis très longtemps. Le ministre rappelait que plus de 25% des enfants qui sortent du primaire n’arrivent pas au collège avec un bagage suffisant en lecture, en mathématiques, pour pouvoir suivre efficacement l’enseignement qu’on leur propose. 25% c’est beaucoup. Ce sont aussi des enfants de quartiers disqualifiés, et souvent de familles elles-mêmes disqualifiées, par leur voisinage, parfois par les enseignants et les travailleurs sociaux…Ce sont donc des enfants qui vivent quotidiennement l’humiliation, dans la classe, dans la cour, dans la rue, dans la cage d’escalier, dans la famille.
Les enfants qui franchissent le portail de l’école le matin ne sont pas, n’en déplaise à certains, des élèves désincarnés et interchangeables ; ils sont les enfants d’une famille, d’un quartier, ils portent leur histoire scolaire. Certains rentrent à l’école comme dans un endroit accueillant où ils vont pouvoir grandir, progresser. D’autres arrivent au même endroit en se sentant étrangers, mal accueillis, stigmatisés. Ce sont ces enfants qui cherchent désespérément à se faire une place, à se faire « respecter », comme ils disent, à trouver un peu de valorisation et d’estime d’eux-mêmes par des actions d’autant plus éclatantes qu’elles seront plus violentes.
Parce qu’ils se savent déjà perdus pour cette société comme l’ont été leurs parents, ou parce qu’ils croient que leur vie ne vaut pas le coup, pour n’avoir pas été assez aimés, ou encore parce qu’ils pensent que toute soumission à l’école serait un renoncement de plus et qu’ils auraient encore plus de mal à se regarder en face, ils se lancent dans la politique du pire. Ils ont perdu, soit ! mais ils ne perdront pas tout seuls et leurs congénères qui voudraient jouer le jeu de l’école sont des traîtres, des bouffons…
Malek Chebel
Je pense qu’aujourd’hui il n’est plus possible de ne pas tenir un langage de vérité concernant l’islam et je vais essayer devant vous, impromptu en quelque sorte, de tenir ce langage.
Je trouve que l’islam, ou plus exactement une partie des musulmans, a oublié la vocation de l’islam, sa vocation civilisatrice, sa vocation de tolérance et de paix. Ils ont oublié la capacité qu’a l’islam de donner de la mémoire et de la responsabilité. Car une mémoire privée de responsabilité n’a aucun sens : il faut que les gens d’aujourd’hui assument le fait de leurs ancêtres, le fait du passé, et qu’ils le fassent leur, pour que la responsabilité soit un concept sur lequel nous puissions compter. Aujourd’hui le mot « responsabilité » n’est malheureusement plus vraiment le concept le plus récurrent chez la plupart de nos autorités religieuses, et je vais y inclure nos autorités politiques.
Les musulmans dans le monde sont 1milliard 200 millions selon nos calculs, ils seront 1 milliard 500 millions dans trente ans, et peut-être aussi nombreux que les chrétiens dans moins d’un siècle. C’est dire que cette troisième religion du livre, qui est également monothéiste et respecte de toute façon l’héritage judéo-chrétien, qui respecte et reconduit toute la lignée des prophètes à la fois hébraïques et chrétiens, nécessite un intérêt particulier. Nous serons en effet amenés à vivre avec elle, et sans dire que la compassion chrétienne doit être exercée aujourd’hui vis-à-vis des musulmans, je dirais que l’écoute chrétienne tout simplement doit être exercée à l’égard de cet islam de paix dont je parle, dont je suis ici en France l’un des plus fervents défenseurs. Mais malheureusement tout en étant des fervents défenseurs, nous sommes malgré tout une extrême minorité à pouvoir le dire clairement, sans arrière-pensées et sans ambages.
Nous manquons aujourd’hui de responsabilité concernant notamment ce que j’appelle le « clergé moral », parce qu’il n’y a pas de clergé en islam. Ce clergé moral, ce sont ces autorités religieuses qui ne présentent de l’islam que la partie plutôt positive, et qui chaque fois qu’il y a une crise disparaissent dans la nature. Elles ne sont plus là pour nous dire quel est le chemin à prendre, quelle est l’attitude de l’islam tolérant, l’islam de la majorité face à des crises comme celles que nous avons vécues lourdement cette année, et pas seulement depuis le 11 septembre, car il s’agit aussi de toutes les crises dont Madame Pierrrelée parlait tout à l’heure, autour de l’école, dans les banlieues, la genèse de l’islam en France. J’ai dit une fois dans une interview rapportée par France Soir que nous n’avions pas de pape et que j’aurais souhaité que nous en ayons un. On m’est tombé dessus évidemment à bras raccourcis, parce qu’on a considéré que je levais là un tabou, qui est de responsabiliser les autorités religieuses, et partant évidemment tous les musulmans, parce qu’il ne s’agit pas non plus de penser que les autorités religieuses, elles seules, peuvent régler tous les problèmes. C’est une façon de dire que l’islam doit être reponsable pour être compris. Il ne peut être respecté, aimé que dans la mesure où il sera compris, il ne pourra être un partenaire positif de l’Occident que dans cette mesure. Les musulmans ont à faire un travail pédagogique d’explicitation et de mise à niveau des contenus éthiques, des contenus moraux, des pratiques aussi de l’islam par rapport aux non musulmans, et le cas de la France est tout à fait particulier, il est même symbolique dans l’Europe entière, puisque le plus gros des musulmans s’y trouve.
[Retrouvez l’intégralité de cette conférence dans les actes de la session 2002 aux éditions Bayard, disponibles en librairie]