La tribune : Indice de Position social, un outil contestable et critiquable
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Dossier Rencontres anuelles
« À l’aube du XXIe siècle, la plus noble mission des politiciens préoccupés de l’avenir de la démocratie sera […] rétablir le primat de la politique sur l’économie. »
Hans-Peter Martin et Harold Schumann
« O tativersal é o local sent paredes »
(L’universel, c’est le local sans murs).
Miguel Torga
Parler de « capitalisme généralisé » revient à évoquer la mondialisation de l’économie actuellement en cours.
En effet, depuis plus d’une décennie, notre monde n’est plus, comme auparavant, un lieu d’affrontement entre deux systèmes économiques concurrents : le socialisme d’un côté, et le capitalisme de l’autre. Le premier s’est effondré avec la chute du mur de Berlin, en 1989 ; le deuxième s’étend rapidement et par de multiples voies aux différentes économies de la planète, y compris celles liées à des Etats qui s’inspirent d’idéologies politiques opposées à ce même capitalisme.
À cet égard, l’exemple le plus frappant est certainement celui de la Chine, pays qui se montre de plus en plus perméable au capitalisme international. Malgré son idéologie politique, l’ampleur de son territoire et la grande dimension de sa population, la Chine ne peut, économiquement, réagir autrement. Telle est la puissance du capitalisme international qu’il ne connaît plus, à présent, de frontières.
Ce phénomène de la mondialisation est nouveau par rapport au mouvement d’internationalisation des économies qui, d’ailleurs, se poursuit depuis le Moyen Âge. D’abord, grâce aux échanges commerciaux, ensuite par les mouvements de capitaux et par les investissements directs à l’étranger, enfin, plus récemment, pat la spécialisation productive à l’échelon international. Certes, la spécialisation par pays ne disparaît pas, niais elle se fera, dorénavant, selon une logique globale, c’est-à-dire d’après une règle de maximisation du profit, correspondant au meilleur rapport qualité/prix de chaque composante du produit final, quel que soit le lieu de production.
En outre, avec la mondialisation, la concurrence met aux prises non seulement des firmes, mais aussi des systèmes productifs comprenant les niveaux de formation professionnelle ou de recherche scientifique, la fiscalité, la stabilité et la paix sociales, etc.
Autre conséquence : le système financier aussi a acquis une ampleur insoupçonnable il y a quelques années, revêtant aujourd’hui un caractère hégémonique. En effet, l’argent est le plus volatile des biens et il s’accommode des facilités accordées par les nouvelles ressources de l’informatique et de la télématique.
Enfin, la mondialisation va de pair avec une information généralisée, véhiculée par de puissants médias, ce qui tend à l’homogénéisation des goûts, des valeurs, des aspirations, des comportements des populations, bien au-delà de leurs frontières géographiques, politiques ou culturelles. Comme on le voit, ce phénomène, loin d’être purement économique, couvre de multiples dimensions de la vie humaine en société.
Dans son aspect le plus noble, la mondialisation doit être considérée comme une étape dans le processus évolutif de l’humanité, un aboutissement (provisoire ?) d’une lente marche de celle-ci, au long des siècles, vers l’unité, ce rêve qui, depuis toujours, a inspiré la pensée et la conduite humaines.
Mais elle va de pair avec le capitalisme généralisé, ce qui la marque d’un certain nombre de caractéristiques que l’on ne peut ignorer ou sous-estimer. Ainsi, la maximisation du profit est son levier principal, voire unique, dont s’inspire la logique de décision qui préside au destin des entreprises. Le slogan adopté par maints chefs d’entreprise, « le rendement est tout », est significatif à cet égard.
La concurrence et la compétitivité — deux autres axes de l’édifice capitaliste — ne doivent pas connaître de limites ; en conséquence, le mot « flexibilisation » est à l’ordre du jour, même si, passé clans la pratique de la vie des entreprises, ce principe signifie : chômage, précarité, bas salaires, inégalités sociales… pour des millions de personnes. Le rôle de l’État en tant que régulateur des économies nationales, agent de redistribution du revenu et fournisseur de services publics est minimisé et, dans certains milieux politiques, tenu même pour un obstacle au souverain principe de la compétitivité des entreprises sur le plan international, et, en conséquence, devant être dépassé, en vue d’atteindre à une économie dite saine et prospère, selon le langage de la pensée néo-libérale dominante.
Un regard critique à plusieurs dimensions
La mondialisation, dans le cadre du capitalisme internationalisé, dont on vient de mentionner quelques caractéristiques, ne va pas sans entraîner un certain nombre de risques et même de problèmes majeurs, dont les traits les plus visibles sont tout d’abord le chômage et la précarité de l’emploi. Beaucoup voient en elle la cause principale, voire unique, des taux de chômage considérables que connaissent certains pays développés. En effet, les entreprises ont la possibilité de planifier leurs stratégies en fonction des conditions de ressources offertes dans toutes les latitudes. La disparité des salaires ou des coûts sociaux peut motiver les délocalisations de quelques productions ou la sous-traitance de quelques filières par des pays du Sud où le travail humain est meilleur marché .
Cependant, la réalité est, de loin, bien plus complexe. L’innovation technologique se fait sous le signe de la maximisation du profit et par décision unilatérale des propriétaires et gestionnaires du capital, ce qui fait que, jusqu’à présent, le progrès technologique va de pair avec le chômage. Certains auteurs prévoient, à moyen terme, une réduction de 80 % des postes de travail actuels.
Il existe d’autres conséquences néfastes de la mondialisation’: la concentration de la richesse et du pouvoir économique et financier entre les mains d’un petit nombre d’individus ou familles, de régions ou d’États-nations ; l’extension de la pauvreté et de l’exclusion sociale, soit au niveau de quelques pays entiers, soit à l’intérieur des différents pays, y compris les plus développés ; l’augmentation exponentielle des besoins par l’effet de la diffusion des marchés et de leurs stratégies de marketing ; les menaces de déséquilibres écologiques irréversibles ; l’asphyxie des potentialités de développement humain dans les pays d’économie retardée… Arrêtons-nous là pour nous concentrer sur l’aspect financier du processus, car il permet de saisir les différents enjeux.
La dominante financière du système
Une des caractéristiques du processus de mondialisation de l’économie, qui mérite d’être mise en évidence, est, sûrement, l’ampleur acquise par sa composante financière. Le marché financier mondial manipule, chaque jour, des sommes astronomiques qui se chiffrent en billions de dollars. Or, ce marché ne connaît pas de barrières, ni de lieu, ni de temps. En outre, aucun pouvoir politique n’ose maîtriser ses règles du jeu. En revanche, et paradoxalement, il impose ses contraintes aux agents économiques nationaux de tous les pays ainsi qu’aux gouvernements et, indirectement, exerce sur tous les citoyens du monde un pouvoir réel. À vrai dire, il s’agit, en effet, d’une dictature dont le visage reste caché et dont la responsabilité est rendue invisible sous le parapluie idéologique régnant : « Le marché est tout. »
Pendant les deux dernières décennies, les gouvernements ont vu leur champ d’action progressivement limité, et, en maints cas, ils sont devenus des spectateurs impuissants devant la possibilité d’occurrence de crises financières sérieuses. Le chaos financier généralisé est à présent une menace que même les plus optimistes ne peuvent occulter. Quelques secousses sismiques ont été enregistrées dans le proche passé. Heureusement, la situation a été, jusqu’à maintenant, maîtrisée, grâce à une intervention stratégique des banques centrales les plus concernées. Cependant, une interrogation angoissante est restée dans l’air jusqu’à quand sera-t-il possible de résister aux fluctuations spéculatives devenues de plus en plus fréquentes et d’une ampleur croissante ?
Cette situation est d’autant plus dangereuse, et à la limite explosive, qu’il existe une face cachée de l’économie mondiale — les offshores, les paradis fiscaux, l’économie souterraine… — qui, en temps de crise, prend la relève et fonctionne comme facteur d’aggravation. À la marge de toute discipline juridico-institutionnelle, ces possibilités sont à la portée d’un simple terminal d’ordinateur, quelque part, à toute heure du jour ou de la nuit. À l’Internet, le soleil ne se couche pas !
En somme, de façon dangereuse et préoccupante, le capitalisme généralisé est de moins en moins intéressé à la production de biens et à la productivité, lesquelles avaient déjà remplacé la satisfaction des besoins des populations et l’amélioration de leur bien-être en tant qu’objectifs de l’activité économique.
À présent, le but du système est le meilleur gain, la maximisation du profit, par le jeu de l’offre et de la demande des titres de propriété de capital. Un échange qui devient de plus en plus une réalité virtuelle à laquelle convient la désignation de « capitalisme de casino ». C’est dans ce cadre que des milliards de dollars provenant des fonds de pension et autres sont, en permanence, à la recherche des meilleures applications du point de vue de la maximisation du profit de leurs détenteurs.
La fragilité du système financier mondial est le talon d’Achille du capitalisme généralisé qui peut faire faillite à tout moment et de la manière la moins attendue. Paradoxalement, les voix qui se lèvent contre la fonction régulatrice des États par rapport à leurs économies nationales sont les mêmes qui, dans les forums internationaux compétents, réclament une régulation financière mondiale. Des actions porteuses d’avenir ont déjà été entreprises par le FMI, la Banque mondiale ou la Banque de règlements internationaux.
Inégalités croissantes et à des niveaux dangereux pour la stabilité sociale
La libéralisation de plus en plus effective des échanges commerciaux, pièce maîtresse du capitalisme généralisé, est loin d’avoir apporté aux pays moins développés les dynamismes nécessaires à leur développement. Bien au contraire, malgré les efforts réalisés au niveau des investissements, des infrastructures ou de l’organisation interne, l’ouverture de leurs économies à l’extérieur n’a pas permis de dépasser les seuils de la pauvreté pour la majeure partie des populations concernées et même, en maints cas, l’ouverture à l’extérieur est allée de pair avec l’aggravation du niveau des conditions de vie des populations de ces pays sous-développés.
Les rapports annuels sur le développement humain, publiés chaque année par les Nations unies, montrent à l’évidence que, pour une large majorité des pays d’Afrique, de l’Amérique centrale ou du Sud, ainsi que de l’Asie, le développement est bloqué depuis des années. Cet étranglement est dû, parmi d’autres facteurs, à la déstructuration « forcée » de leurs économies nationales qui ont été amenées à orienter leur production vers l’exportation, en perdant au change face aux prix des produits importés.
L’exode massif des populations rurales vers des villes à l’urbanisation galopante et anarchique, dépourvues des infrastructures nécessaires pour accueillir les migrants et assurer leur bien-être, achève d’aggraver les conditions de vie des habitants de ces pays sous-développés.
Des risques d’exclusion sociale massive dans les pays les plus développés
Du point de vue des pays du Centre, le capitalisme généralisé à dominante financière présente des aspects à première vue positifs : des progrès scientifiques et technologiques remarquables en tous les domaines de la vie humaine ; une croissance spectaculaire des niveaux de production et de productivité ; des avancées dans les domaines de l’éducation et de la santé, de l’information et de la sécurité, de la qualité de l’habitat et des possibilités du loisir, pour une partie de la population… Mais tous ces acquis certains ne sauraient cacher l’autre face du capitalisme généralisé, incarnée par l’énorme cortège de ses victimes, y compris celles qui vivent à l’intérieur même des pays les plus avancés.
En effet, depuis deux décennies, les pays européens ainsi que les États-Unis ou le Japon, pour ne citer que les pays les plus riches du monde, connaissent des phénomènes de pauvreté que l’on croyait éradiqués pour toujours. Et, même si les politiques sociales, nationales ou communautaires, dans le cas des pays de l’Union européenne, se sont mobilisées pour répondre aux nouveaux défis (politiques de revenu minimum, par exemple), jusqu’à maintenant ces politiques n’ont pas été à la hauteur des situations envisagées. L’exclusion sociale, qui est le lot de plus de cinquante-cinq millions de personnes résidant dans l’espace de l’Union européenne, est devenue un cri poignant contre le statu quo du « mal développement » qui fait corps avec le capitalisme généralisé.
L’« exclusion sociale » est peut-être un concept trop abstrait pour toucher nos sensibilités de mieux lotis. Il faut donc rappeler que cette expression policée recouvre la terrible réalité des chômeurs/chômeuses sans espoir de trouver de nouvelles embauches, les travailleurs/travailleuses en situation de précarité, les cadres prématurément démissionnés de leurs postes, les enfants et les jeunes victimes de l’échec scolaire et dont l’avenir est particulièrement incertain, les gens sans domicile fixe, les personnes âgées à bas revenus et, de façon générale, tous ceux qui ne répondent pas aux critères de sélection imposés par une compétitivité agressive.
Pour être brève, j’ose dire que le capitalisme généralisé est en train d’opérer, à l’intérieur des pays du Centre, un eugénisme social d’ampleur considérable et dont les conséquences, déjà tragiques, le seront, certainement, encore davantage à l’avenir. L’exclusion sociale, son corollaire, va de pair avec une anomie sociale croissante, sans oublier ses avatars plus visibles tels que la criminalité dans les grandes villes, le banditisme plus ou moins organisé, le racisme et la xénophobie, qui menacent les sociétés du progrès techno-scientifique et de la prospérité. Au-delà des causes immédiates, elle contribue pour une large part à l’appauvrissement général de la société, dans la mesure où elle écarte des ressources humaines, celles-ci, par nature, périssables à terme si elles ne sont pas employées. Mais il ne faut pas envisager ce phénomène exclusivement du côté des victimes. L’exclusion sociale est aussi un attentat aux droits humains et constitue donc une menace pour la démocratie et la paix sociale.
L’asphyxie des potentialités d’un développement humain dans les pays d’économie retardée
Sans vouloir être trop provocante, j’ose dire que, pendant les deux dernières décennies, un néo-esclavage s’est constitué au sein des pays dits sous-développés, auxquels on avait ouvert une voie de modernisation et de croissance économique au début des années soixante, quand l’Europe, remise des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, avait ressenti le besoin d’élargir ses marchés afin de placer ses excédents de production et de renouveler sa technologie.
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