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Dossier Rencontres anuelles
Après une session des Semaines Sociales aussi large dans les sujets abordés, et aussi diverse dans les apports de chacun, il n’était pas question d’élaborer une synthèse unique, comme il est d’usage après chaque session. Aussi, le Conseil des Semaines Sociales a-t-il demandé à deux de ses membres, particulièrement engagés dans la préparation de la session, de rédiger un résumé des perspectives dominantes qui leur ont paru émerger des deux grandes parties des travaux : la première consacrée aux racines de l’engagement social des chrétiens (José de Broucker), la seconde consacrée aux nouveaux enjeux de société (François Desouches).
L’Évangile et les chrétiens ont-ils, auront-ils encore un rôle à tenir dans la société française d’aujourd’hui et de demain ? Si oui, pourquoi ? Si oui, comment ?
En 1999, ces questions s’imposent aux héritiers et acteurs du catholicisme social attentifs aux réalités changeantes de l’histoire et des relations christianisme-société. Par catholicisme social on peut entendre l’ensemble des catholiques qui, sous des modes divers, ont le souci de penser et de vivre leur engagement dans le monde en cohérence avec leur foi et en Église.
Les catholiques et la société : l’éclairage de l’histoire
Il y a toujours eu et il y aura toujours des chrétiens cherchant à conformer leur vie personnelle, familiale et sociale à leur conscience croyante. Pendant les longs siècles durant lesquels morale publique et morale catholique participaient des mêmes principes et des mêmes lois dans une société stable, on était, de naissance, tout uniment, bon ou mauvais catholique et français. Sous le double effet de la Révolution française puis de la révolution industrielle, la société et l’Église sont entrées en dissonnances socio-culturelles et en conflits idéologico-politiques. C’est alors que, pour gérer ces dissonnances et conflits, est apparu ce que l’on appelle le catholicisme social, comme un interface entre une Église et une société appelées à se séparer.
D’Ozanam à Mounier en passant par Albert de Mun et Marc Sangnier, mais aussi d’un pape à l’autre, d’un thomisme à l’autre ; de l’utopie d’un retour à la chrétienté d’hier au projet d’une nouvelle chrétienté ; du service diaconal à l’engagement politique ; du patronage au syndicat en passant par le cercle d’études ou l’Action catholique ; du refus à la reconnaissance de la démocratie ; de la stratégie de confrontation à celle de participation ; du dynamisme missionnaire à la discrétion du dialogue : cet interface a connu bien des expressions différentes, parfois conflictuelles, à l’initiative de laïcs ou de clercs. Parmi leurs traits communs : souci du concret, priorité de l’enquête, volonté de traduire le jugement en action, malaise à l’égard du politique, méfiance à l’endroit de l’État et option privilégiée pour la subsidiarité, respect marqué tant des impulsions que des injonctions du magistère.
Jusque dans les années 1960. C’est alors à la fois le temps du concile Vatican II et celui des mouvements dits de 68. Toute idée de restaurer ou de reconstruire une chrétienté est rejetée. Le pluralisme est la loi de la modernité. Des catholiques pensent devoir travailler avec tous sans prétendre faire valoir ni entendre une partition spécifique. L’émergence de l’économie et du tiers monde, la conscience des réformes de structures qu’exige le « désordre établi » font juger le catholicisme social trop seulement social, trop hexagonal, trop réformiste, globalement trop moralisant. L’articulation organique de l’engagement dans le monde et de l’obédience ecclésiale ne paraît plus à nombre de militants pertinente, nécessaire, voire même viable. Les mouvements et organisations expressifs du catholicisme social perdent de leur substance, alors qu’apparaissent et se développent d’autres mouvements et organisations qui donnent le primat au spirituel, avec une forte exigence identitaire.
Même si, trente ans plus tard, notamment sous l’impulsion de Jean-Paul II, des signes apparaissent de réactualisation de l’attention au monde et de la doctrine sociale catholique, la question reste ouverte : l’Évangile et les chrétiens ont-ils encore un rôle à jouer dans la société ?
La société entre indifférence et attente
En première approche, la société française ne le pense pas. Interrogée par sondages, elle répond ne pas attendre grand chose, sinon rien, des chrétiens. En son sein, même les chrétiens sont nombreux à partager le doute sur leur vocation ou leur capacité à susciter plus de confiance que d’autres : nous ne sommes pas des modèles, nous ne sommes pas assez cohérents avec les valeurs que nous professons, nous sommes minoritaires, la foi et l’appartenance à l’Église sont une force qui nous aide à vivre, non un engagement à agir dans la société…
La société peine à reconnaître les principales valeurs évangéliques dont se réclament les chrétiens (tolérance, partage des richesses, refus de l’exclusion) : deux Français sur trois pensent qu’elles sont devenues valeurs communes à notre civilisation et/ou que les chrétiens sont mal placés pour les exprimer.
Elle peine aussi à identifier les chrétiens comme composante sociale déterminée. Elle connaît – et apprécie – des chrétiens : des personnalités qui sortent de l’ordinaire et sont médiatisées et aussi les prêtres qui ont collectivement la réputation d’être proches, d’écouter, de comprendre et d’aider. Les chrétiens, ou le christianisme, sont communément identifiés à l’Église. Et l’Église à une institution riche, intolérante, autoritaire, multipliant les interdits, obsédée par la morale sexuelle et conjugale ; une institution dont l’histoire et le fonctionnement sont entachés de contradictions avec les principes dont elle se réclame ; une institution en manque grave de crédibilité.
En deuxième lecture, ces opinions lourdement négatives traduisent davantage une déception et une frustration qu’un classement sans suite. Même mal et de moins en moins connus et reconnus, le Christ et l’Évangile gardent une aura et font penser que des chrétiens, une Église qui leur seraient fidèles auraient un rôle important à jouer face aux défis actuels et à venir qui inquiètent le plus : la solitude, l’exclusion, le fossé entre riches et pauvres, les guerres, les menaces sur la vie, la dignité et la liberté de la personne humaine, les dérives de la recherche scientifique… Pour être entendus, il serait alors attendu des chrétiens non tant des jugements et des interdits que des aides à la vigilance ; à la réflexion sur la vie, la mort, la valeur de l’être humain ; à l’apaisement, la médiation, la communication… En bref, il serait attendu des chrétiens qu’ils soient, en pensées et en actes, sources et ressources crédibles d’humanisme.
Pour réouvrir la question du sens, il faut raison garder
Plus ou moins confusément ressenti et exprimé par l’opinion, le besoin d’un apport religieux est plus clairement diagnostiqué par les observateurs de la société française contemporaine.
S’il y a crise de l’État démocratique en France, elle n’est pas seulement fonctionnelle mais d’abord « spirituelle » : ce qui est atteint, c’est la foi civique érigée en religion alternative par la République aux temps de son conflit avec le catholicisme. Ces temps, qui étaient aussi ceux du combat des droits de Dieu contre les droits de l’homme, sont passés. Les croyants sont intégrés dans l’espace de la démocratie. La République n’a plus d’adversaires. La religion de la politique comme fin en soi, de la délibération et de l’ordre public comme valeurs sacrées, a perdu sa raison d’être. Ce vide spirituel réouvre le problème de la morale sociale et des finalités à l’échelle de chaque individu. C’est alors que le message du christianisme peut rencontrer un nouvel écho. Certes, la société et les personnes qui la composent ne sont plus disposés à se soumettre à un magistère. Mais, sous condition que le pluralisme de l’espace public soit respecté, ils sont prêts à prêter une oreille attentive à tous messages portant sur les fins, les valeurs, le sens.
Par ailleurs, s’il importe que la société retrouve foi en sa raison, il importe aussi que les croyants gardent raison à leur foi. Une raison qui doute d’elle-même ouvre sur l’irrationnel, le nihilisme, le fatalisme, le désespoir qui marque si fortement notre temps. Une foi sans structure rationnelle dérive dans l’illuminisme, le sectarisme, le fondamentalisme, l’intégrisme. La tâche est alors de vouloir, susciter et nourrir le dialogue et la complémentarité de la foi et de la raison : l’une au secours de l’autre, et réciproquement.
Pour les chrétiens, se vouloir raisonnables, c’est discuter avec tous des raisons pour lesquelles ils veulent une société juste et fraternelle plutôt que la jungle. Cherchant à être raisonnables pour eux-mêmes et dans la cohérence de leur foi, ils témoigneront qu’il vaut mieux chercher le sens que se complaire dans le non-sens. Ils aideront l’homme à être à sa hauteur d’homme. Puissance de suscitation de l’homme en sa vérité, donc de ses capacités créatrices, la foi doit pouvoir rendre désirable de vivre raisonnablement sa vie, personnelle et collective. Aux croyants de dire à la raison : « lève-toi et marche ! ». Réciproquement, ils se protègeront des tentations du fidéisme et de l’autoritarisme, et l’Église sera reconnue sous le visage d’un interlocuteur fraternel, un visage humain qui tient un discours de raison inspiré par la foi.
Œcuménisme : rester ouverts sur l’essentiel
Le besoin social et l’espace ouvert pour y répondre appellent les chrétiens. Mais pas eux seuls : le service de la personne et de la société en manque de solidarités, de moral(e), de valeurs et de raison est affaire d’humanité et non spécifiquement de christianité. Ne faut-il donc pas ou plus penser et croire que la foi comporte des motifs spécifiques à l’engagement des chrétiens dans la société ? Est-ce à dire que l’humanisme n’a rien à faire avec la foi, et réciproquement ? Le doute sur ces questions nourrit l’écartèlement des communautés chrétiennes entre une laïcisation extrême de l’agir et une spiritualisation extrême de la foi. Les unes et les autres puisent cependant à la même source : l’Évangile.
Comme tout autre, le chrétien participe de l’humanité. Dans l’humanité d’aujourd’hui et désormais, c’est la conscience du sujet qui est le lieu où se décide l’engagement. C’est en conscience que le sujet, qui veut être l’auteur de son agir, articule traditions héritées, émotions ressenties, opinions et raisons réfléchies, principes et valeurs professées. La diversité des dosages possibles de ces multiples motivations d’identité culturelle rend compte de la diversité légitime des options d’engagement. S’y ajoutent pour les chrétiens des motivations d’identité communautaire liées à diverses dogmatiques, ecclésiologies, liturgies, eschatologies : les héritiers de l’intégralisme, les tenants de la sécularisation, les adeptes du Renouveau charismatique n’ont pas la même vision ni la même pratique du rapport de la foi à l’agir.
Au risque pour les uns et les autres de s’appauvrir et de se stériliser en négligeant de se laisser interpeller ensemble par leur référence commune : la fidélité à l’Évangile. Au risque aussi de dévaloriser et compromettre par leurs divisions et leurs contradictions le message même de l’Évangile, sa crédibilité et les voies qu’il ouvre pour un monde plus juste et plus humain.
Les efforts déployés pour un œcuménisme social depuis 1925 témoignent d’une claire conscience de cette responsabilité : « Dans le domaine des questions morales et sociales, nous désirons que tous les chrétiens commencent à agir ensemble comme s’ils formaient un seul corps en une seule communauté visible » proclamaient alors des initiateurs de ce qui est devenu le Conseil œcuménique des Églises. Les difficultés rencontrées sont davantage institutionnelles et fonctionnelles que théologiques. Les rassemblements européens de Bâle puis de Graz ont témoigné du chemin parcouru. Au sein du Conseil d’Églises chrétiennes en France ou d’organisations comme la CIMADE et l’ACAT, orthodoxes, protestants et catholiques sont effectivement ensemble. Certes, pour des raisons historiques, les orthodoxes se reconnaissent du retard dans la réflexion et la pratique sociales ; certes, les protestants et les catholiques n’ont pas la même conception de la compétence et de l’autorité magistérielle de l’Église ; certes, c’est avec des accents différents que l’Orient et l’Occident pensent et vivent la double appartenance du chrétien – citoyen du monde et citoyen du ciel. Mais ensemble ils pensent avoir besoin les uns des autres pour que le témoignage ne se dilue pas dans un humanisme flou ni ne se désincarne dans une contemplation indifférente aux problèmes humains. Ils pensent pouvoir s’aider mutuellement à rester centrés sur l’essentiel : l’Évangile.
L’Evangile, source et appel à l’action
La fidélité à l’Évangile comme source, motivation et critère spécifiques de l’engagement des chrétiens dans la société n’est pas fidélité à un enseignement contenu dans un livre : ce serait imaginer l’engagement social sous le mode de la déduction logique de principes premiers contenus dans ce livre. Elle est adhésion à la personne même du Christ : croire à l’Évangile, c’est croire à Jésus. Est évangélique une foi qui se laisse interpeller par la Parole, qui reste ouverte à l’irruption de l’Esprit, qui demeure en état de conversion. Est évangélique l’amour et le souci du plus petit et des pauvres parce qu’il en va de l’identité de Dieu et de sa promesse de les réunir à la table du Banquet dans son Royaume. Est évangélique une espérance active du Royaume, soucieuse de se traduire dès ce monde-ci. Est évangélique une vie qui entre dans cette logique et en porte les fruits. Des fruits qui sont action, car il n’y a pas d’amour chrétien qui ne soit à la fois en acte et en vérité.
Les grands préceptes de l’Évangile et les affirmations du catéchisme sont connus. Mais trop souvent abstraitement. Trop de chrétiens ne tirent pas les conséquences pratiques de ce que demande une des prières dites après l’Eucharistie : « Fais nous devenir ce que nous avons célébré et reçu ».
De nombreux témoins, aujourd’hui comme hier, montrent bien comment l’écoute priante de la Parole et la disponibilité à l’Esprit conduisent à l’engagement au service des hommes à la suite du Christ.
C’est cette écoute et cette disponibilité qui donnent à l’engagement son caractère d’obligation non seulement morale, mais théologale.
Et c’est cette même conversion constante à l’Évangile des motivations de chacun qui donne à l’engagement son identité spécifiquement chrétienne. Implicitement ou explicitement.
Une force faible et humble.
Si telle est la leçon du retour aux sources fondamentales de l’engagement social et politique du chrétien, la première tâche de l’Église est d’initier les croyants à la vie spirituelle. Le rôle de la communauté est essentiel dans le façonnement de la conscience chrétienne. Personne ne peut construire ni maintenir sa propre identité que dans la mesure où il peut en partager la narration avec ceux dont les histoires sont liées à la sienne. Les chrétiens qui ont fait du récit de la Passion-Résurrection du Christ leur histoire sont engagés et doivent s’aider à témoigner ensemble du Royaume de justice et de paix.
Communauté de croyants dans une société sécularisée, pluraliste, en panne de références et de projets, l’Église doit renoncer à toute arrogance. Ce qui fait difficulté aujourd’hui, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Église catholique, c’est l’impression que la parole officielle tombe d’en haut, joue l’obéissance contre la liberté, ne semble pas surgir de la maturation des communautés. C’est alors la mise en réflexion de chaque communauté en son contexte particulier que le magistère doit susciter, accompagner et exprimer.
Aujourd’hui, l’Église, les Églises ne peuvent et ne veulent plus prétendre gouverner le monde. Il leur reste à résister, en témoignant d’une sincère sympathie critique, à la double tentation de s’y conformer ou de le fuir. Elles ont à la fois à travailler avec tous à construire les compromis qui permettent de vivre ensemble et, en fidélité au Christ, alerter les pouvoirs, pallier leurs déficiences par l’action diaconale ou caritative, manifester en paroles et en actes vigilance et parfois résistance. « Si les religions veulent survivre, il leur faudra renoncer à toute forme de pouvoir autre que celui d’une parole désarmée et faire prévaloir la compassion sur la raideur doctrinale » (Paul Ricœur). « Les chrétiens possèdent une force de paix. Elle ne se fonde pas sur l’argent ou sur les armes, mais sur le dialogue. Une force, oui, mais faible et humble. Cette force faible est un des héritages les plus précieux du XXe siècle, un héritage encore à connaître et à accepter » (Andrea Riccardi).
A l’aube du XXIe siècle, l’aventure du christianisme social n’est pas terminée. Au cœur d’un monde à tant d’égards nouveau, les chrétiens ont vocation de continuer à faire mémoire de la folie de Dieu en Jésus-Christ : un exercice qui, depuis Paques, est pris dans un immense travail d’enfantement. C’est ce travail qui continue d’engendrer vérité, amour, justice, paix, et espérance dans l’histoire.
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