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Dossier Rencontres anuelles
Par BERNARD LECOMTE
Je ne suis ni historien, ni philosophe, ni haut fonctionnaire européen, ni théologien, ni psychanalyste. C’est dire si mon résumé de la première journée de ces Semaines Sociales sera à la fois sans préjugés, absolument pas scientifique et totalement subjectif ! Cela dit, comme journaliste, j’ai été frappé d’emblée par l’actualité de ces débats sur la justice – actualité confortée par la proximité des élections de 2007. Je cite notre président Michel Camdessus dans son propos introductif : « Que la justice soit au cœur du débat qui s’ouvre, il y va de notre humanité même ! » J’ai noté que le cardinal Secrétaire d’État lui-même, dans son message, nous rappela, au nom du Saint Père, que le chômage ou la crise des banlieues sont autant de « ruptures de la cohésion sociale ». Nous, chrétiens, ici comme ailleurs, sommes invités à être des prophètes – je cite le cardinal Bertone –. Nous sommes aussi conviés à vivre et à agir, concrètement, dans notre époque.
Notre époque, il appartenait à un historien de la mettre en perspective. Le professeur Bronislaw Geremek, venu tout exprès de Pologne, nous rappela que « si la pauvreté fait partie de la condition humaine », au point d’avoir eu longtemps son utilité sociale et religieuse – il faudra attendre saint François d’Assise pour entendre dénoncer le « scandale de la pauvreté » –, la justice sociale, elle, est un concept récent, apparu dans les fumées et sur les chantiers de la révolution industrielle au XIXème siècle. À l’époque – la théologienne Geneviève Médevielle insistera sur cette rupture – il ne s’agit plus seulement du comportement des individus dans la société, mais des politiques collectives de groupes sociaux et d’institutions politiques, ce qui n’a plus rien à voir ! Si au niveau individuel, comme nous l’expliquera le psychanalyste Jacques Arènes, le sentiment d’injustice pousse à recouvrer « un ordre détruit, une harmonie perdue », au niveau collectif, le sentiment d’injustice est porteur de révolutions menaçant l’ordre établi, mais aussi d’avancées sociales majeures. Aujourd’hui, souligne le professeur Geremek, « la tendance générale dans le monde est à la diminution de la misère ». Mais le recul de la misère, d’ailleurs relatif, « ne veut pas dire recul de l’injustice ». La pauvreté recule, pas les disparités, bien au contraire !
Face à ces disparités, nous a dit Jérôme Vignon, directeur à la Commission européenne, le modèle social européen qu’incarne depuis 1945 un État providence étendu à toutes les solidarités collectives et comptable de toutes les ressources humaines, est ébranlé par de profondes mutations : recul de la croissance, nouveaux modes de vie familiale, réduction de la durée du travail, allongement de l’espérance de vie, etc. Cela étant tout particulièrement vrai en France, pays plus attaché que d’autres à l’égalité des citoyens, au service public et au rôle protecteur de l’État. Si la France n’est pas sans atouts, nous a dit Jérôme Vignon, « son propre modèle social a perdu son efficience », et il sera de plus en plus problématique de résorber la « fracture sociale ».
Trois surprises, trois audaces
Ce premier constat fut éclairant, stimulant, mais relativement sans surprise. Il n’en fut pas de même pour les esquisses de solutions ou les pistes à suivre qui nous ont été suggérées hier à cette tribune. Pour ma part, j’ai été surpris – et les questions venues du public m’ont laissé penser que je n’étais pas le seul – d’entendre nos intervenants rompre avec le discours convenu qui caractérise tout colloque, surtout d’inspiration chrétienne, sur la justice sociale.
Première surprise, première audace : la référence à l’Europe. Il me semblait que le « non » français au référendum de mai 2005 avait sanctionné une Europe perçue comme de moins en moins adaptée aux défis d’aujourd’hui parce que de moins en moins sociale. Or, nous ont affirmé avec force Bronislaw Geremek et Jérôme Vignon, « l’Union européenne est plus ″sociale″ que les États Nations qui la composent » ! Et s’il existe des espoirs de renouvellement de notre modèle social, ils sont d’abord à rechercher dans cette Europe qui s’est dotée, notamment à Lisbonne, d’une vraie stratégie pour l’emploi, pour une lutte active contre la pauvreté, et pour une modernisation de la protection sociale, où émerge aujourd’hui un consensus sur des valeurs et des exigences nouvelles, parmi lesquelles l’accès à l’emploi, ou cette valeur fondamentale chère au professeur Geremek : la solidarité.
Ma deuxième surprise, hier, ce fut la levée du tabou, pourtant très solidement ancré chez nous, sur la réflexion libérale. Je ne pensais pas qu’on puisse, en cette enceinte, se référer autant à John Rawls ! Après que Bronislaw Geremek, relayé par Jérôme Vignon, eut largement cité le philosophe américain, nous avons entendu Philippe Van Parijs, son successeur à Harvard, qui est aussi professeur à l’université de Louvain, nous exposer les grands traits de la « théorie de la justice » de John Rawls – et aussi, d’ailleurs, les principales critiques à son endroit. Je ne ferai que rappeler ici que Rawls, outre une « liberté pour tous » et une « égalité des chances équitable », prône le « principe de différence » qui veut que « les inégalités soient utiles quand elles contribuent à améliorer la condition des plus démunis ».
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