Liberté d’expression chérie

« À la question de savoir si j’ai encore le droit, au pays de la libre expression, de m’indigner du caractère offensant de certaines caricatures sans être accusé de haïr la République, la pesante atmosphère qui règne aujourd’hui me dit que non. Poussée à l’absolu, la libre expression ne tolère plus la libre critique. » François Héran, dans La vie des Idées.

La vie des idées est la publication en ligne du Collège de France et François Héran, professeur de ce même collège de France, est en général plutôt prudent dans ses analyses. C’est un homme qui s’appuie sur des données scientifiques, qui scrute et analyse les chiffres de l’immigration, et sur ce sujet brûlant il donne rarement son opinion et s’en tient au déchiffrage des faits. C’est pourquoi le texte que je voudrais partager ici a retenu mon attention, et, il faut bien le dire, forcé mon respect.

Après l’atroce attentat contre Samuel Paty, j’étais comme bien d’autres très partagée entre le souci de défendre la liberté d’expression, qui m’est chère, et une certaine gêne devant le brandissement des caricatures comme symbole de cette liberté. L’idée qui a un moment circulé de rendre obligatoire à l’école un travail sur ces caricatures me dérangeait profondément. J’avais en mémoire certaines Unes de Charlie Hebdo mettant en scène le pape que j’aurais eu très moyennement envie que mes enfants « étudient » en classe de quatrième. Je me disais que cela révélait peut-être mon manque d’ouverture d’esprit ou une certaine rigidité morale.

Cet article m’a « remis les idées en place » en sortant cette question du champ de l’affectif ou de la sensibilité et en la remettant dans une perspective pédagogique, qui est la bonne dimension dans ce contexte. Il a été écrit précisément pour répondre à des professeurs d’histoire-géographie qui demandaient comment parler de liberté d’expression à leurs élèves au retour des vacances de la Toussaint. Le conseil majeur de François Héran à ces professeurs est celui-ci : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées. »

Il donne le mode d’emploi de cette libre réflexion.

Tout d’abord revenir aux textes : quand et où est né cette notion de « liberté d’expression» ? Assez tardivement en fait, elle apparait pour la première fois seulement en 1948, mais pas dans n’importe quel texte : dans la déclaration universelle des droits de l’homme. Il propose aussi un autre texte qui mérite d’être exhumé du passé, la lettre de Jules Ferry aux instituteurs, au ton inattendu : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment »

Ensuite analyser ce que cela recouvre, en particulier la question des droits et des devoirs, comme toute liberté. L’article 10 de la déclaration européenne des droits de l’homme est en la matière très précis, il pose le droit à la liberté d’expression et ce qu’il implique, mais aussi les devoirs et responsabilités qui encadrent cette liberté. Puis réfléchir sur les deux modes d’expressions possibles de la liberté d’expression: offensif ou tolérant. Dans le cas où l’on ne craint pas d’offenser pour éduquer, François Héran n’hésite pas à parler de paternalisme : « l’auteur de l’affront sait mieux que ses victimes ce qui est bon pour elles ». Une autre attitude, plus respectueuse de la pluralité des opinions, consiste à « avoir des convictions personnelles tout en pratiquant une ouverture tolérante à d’autres positions que la sienne » (Paul Ricoeur).

– Puis donner des outils pour le discernement, et en particulier celui de ne pas utiliser un mot pour un autre. S’appuyant sur le conseil de Paul Ricoeur aux éducateurs, il appelle à redonner sa noblesse au compromis, en distinguant le compromis de la compromission.

– Et pour finir, revenir aux valeurs qui guident l’action. Je lui laisse le mot de la fin en espérant que cette mise en bouche vous aura donné envie de lire le texte original.

« Macron écrit : « Nous continuerons. Nous nous tiendrons toujours du côté de la dignité humaine et des valeurs universelles ». Dignité étant effectivement le maître-mot, je ne vous conseille pas d’examiner une à une avec vos élèves les caricatures de Charlie Hebdo, mais plutôt de faire un cours sur l’histoire de la caricature politique et religieuse en France. »

Annabel Desgrées du Loû, Directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement

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