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Nous savons tous combien nos démocraties sont fragiles, et travaillées par des éléments de corruption qui peuvent signer leur arrêt de mort. L’une des façons d’enrayer ces vices consiste à se placer au niveau des institutions pour analyser les dysfonctionnements et pour y porter remède. Telle fut en somme la perspective de la précédente journée. Une autre consiste à s’interroger sur les assises de la démocratie elle- même : est-elle seulement un ensemble d’institutions dont il faut sans cesse revoir la marche et la cohérence avec les attentes des citoyens ? ou est-elle aussi un ensemble de références morales, philosophiques, voire métaphysiques sans lesquelles les révisions institutionnelles seraient vaines ? Sans nullement minimiser l’importance de la première approche, c’est la seconde que je vais aborder. N’y a-t-il pas une façon éminente d’animer la démocratie, voire de la sauver en démontrant à quel point elle repose sur la grandeur de valeurs qui sont entre les mains des citoyens, valeurs qu’ils peuvent rendre vivantes ou laisser dépérir ? D’où la conviction qui porte ces quelques réflexions : tout renouveau de la démocratie passe par une revalorisation des valeurs mêmes de la démocratie. Car la démocratie n’est pas un produit naturel, spontané, elle est une culture et elle la présuppose, elle va donc de pair avec une certaine conception de la vie commune, c’est-à-dire avec des rapports humains structurés d’une manière élaborée au long d’une histoire et par une éducation laborieuse à certaines valeurs. Bref elle suppose à la fois une morale et elle implique une philosophie de l’homme (ou de la raison).
Il convient de montrer d’abord quelles valeurs de référence font en quelque sorte système, puis de se demander quel rapport elles entretiennent avec une sagesse chrétienne, enfin souligner à quel point un discours en termes de valeurs révèle la fragilité du terrain sur lequel on avance. En tant que culture, la démocratie porte avec elle ses faiblesses, ses contradictions et peut-être même les germes de sa propre mise en cause.
Valeurs de référence
Il m’a semblé que la voie la plus simple pour fonder la thèse que je veux défendre consiste à montrer que, comme tout système de valeurs, celui de la démocratie se constitue dans une opposition à un mal qu’il refuse et qu’il tente par conséquent de repousser. Car il n’est d’affirmation d’un bien que dans le refus d’un intolérable qu’on ne veut absolument pas. Les démocraties modernes sont nées d’un refus : celui de l’arbitraire, du pouvoir despotique, de la dépendance envers les caprices ou les volontés obscures des puissances en place. Il y a bien en effet à la racine de la démocratie, sinon une sorte d’anarchie (au sens étymologique de refus d’un principe hiérarchisant), du moins une méfiance envers le pouvoir de l’homme sur l’homme, une tentative de le limiter le plus possible, et peut-être même de rêver de son ultime suppression. À cet égard, il est possible qu’à leur insu nos démocraties acquiescent à un propos célèbre de saint Augustin, lorsque, méditant sur le récit de la création tel qu’il le lit dans le chapitre premier de la Genèse, l’auteur de la Cité de Dieu remarque que, si Dieu donne à l’homme pouvoir sur toutes choses (plantes diverses, animaux du ciel et de la terre), il ne lui donne pourtant pas pouvoir de domination sur l’autre homme. « L’être raisonnable fait à son image, il (Dieu) ne veut pas qu’il domine sur d’autres que sur les êtres irraisonnables ; il ne veut pas que l’homme domine sur l’homme, mais l’homme sur la bête » (livre XIX, ch. xv, Éd. du Seuil, tome III, p. 125). La subordination de l’homme à l’homme est donc contraire à la volonté divine. Magnifique formule qui pourrait justifier un anarchisme chrétien (s’en est-on assez avisé dans la théologie politique traditionnelle ?), formule qui pourrait bien être aussi à la racine philosophique de toute démocratie. Certes, nous savons qu’une telle subordination de l’homme à l’homme existe, qu’elle est même inévitable en toute société, mais il semble que le vœu de la démocratie consiste à la limiter, la contrôler, la réduire le plus possible, à «balancer » ce ou ces pouvoirs, pour parler comme Montesquieu, de façon à éviter les emballements et les excès. Cette méfiance de l’arbitraire dont tout pouvoir est virtuellement porteur va de pair avec une volonté positive de le contrôler soit par des mécanismes institutionnelles divers et équilibrés, soit par le désir explicite que les citoyens puissent juger par eux-mêmes de l’exercice de ce ou de ces pouvoirs. Il s’agit donc d’exiger du ou des pouvoirs qu’ils rendent compte de leurs actes, et qu’ils en rendent compte finalement à l’appréciation des citoyens, à leur jugement, par exemple à leurs suffrages. Et voilà qui implique bel et bien toute une philosophie de 1’homme et de la raison : si le pouvoir (ou plutôt les hommes qui sont au pouvoir) ne peut pas être crédité d’en savoir plus que les autres, d’être à même de dicter de haut les décisions bonnes, d’avoir le privilège de trouver en lui-même ou par sa position « au-dessus » de la société un droit à connaître et à décider souverainement, s’il doit rendre compte de ses actes, c’est que la raison ne lui appartient pas à lui seul, c’est qu’elle est également partagée par tous (par « le peuple»), en tout cas que celui-ci n’est pas plus mal placé qu’un autre pour apprécier ses légitimes intérêts et ses justes attentes. Tel est le présuppose philosophique de toute démocratie. Et c’est sur la base de ce présupposé qui, comme tout présupposé, peut être mis en cause, contesté, refusé, que l’on peut déduire les valeurs de référence de ce système politique. Et je vais en retenir cinq, énoncées dans un désordre qui n’est sans doute qu’apparent…
1) Il découle presque à l’évidence de ce qui précède que, si la démocratie se caractérise par un refus de la « servitude volontaire », selon le mot de La Boétie, c’est qu’elle s’enracine sur une volonté ou un désir de liberté. Non point liberté comme « absence d’obstacles » au désir (Hobbes), mais comme désir de contrôler le pouvoir qui sera exercé sur soi ou sur la société. En prolongeant la méditation augustinienne, on pourrait dire que la liberté démocratique se trouve exaucée lorsqu’elle peut adhérer raisonnablement à une décision raisonnable, lorsqu’elle est à même d’obéir en connaissance de cause, donc en éliminant une subordination insupportable à la contrainte pure ou nue : non à l’arbitraire ou au caprice, mais oui à une décision réfléchie que le citoyen peut reconnaître comme fondée (relativement fondée, ou justifiée étant donné la situation, etc.), donc à laquelle il pourra accorder son assentiment réfléchi. Et sans doute retrouvons-nous là la célèbre formule de Rousseau selon laquelle le citoyen ne devrait obéir qu’à lui-même en obéissant à la loi. Il ne s’agit pas, notons-le, d’éliminer l’obéissance, pas plus que de paralyser le pouvoir (encore que ces tendances indiquent des pentes fatales à toute démocratie), il ne s’agit pas non plus d’une liberté individuelle anarchique, mais plutôt d’une obéissance en connaissance de cause, donc de l’exercice d’une liberté responsable. Ainsi l’appel à une telle liberté, à la possibilité de son exercice, à sa vigilance, constitue bel et bien une valeur essentielle à l’exercice de toute démocratie.
2) L’allusion à Rousseau et à la loi indique aussi une autre valeur fondamentale. Car l’une des prétentions de la démocratie consiste en effet à limiter la subordination individuelle à l’autre homme au profit d’une subordination à l’impersonnalité de la loi. Si l’esclavage est la dépendance envers la volonté nue d’un maître, la démocratie s’en distingue parce que le citoyen n’obéit à personne en particulier, mais à la loi, et la loi vaut également pour tous. Pour tous, car cela suppose aussi que les pouvoirs soient soumis à la loi et aient à rendre compte devant elle de leur gestion, par conséquent qu’il soit possible de faire appel de toute décision estimée injuste devant le système de droit. Cette exigence n’est autre que celle de la justice, et par là une des valeurs essentielles tient dans la volonté de rendre justice à chacun ; ainsi, même si la démocratie comme système politique ne se prononce pas sur l’organisation économique ou la répartition des biens et des services, elle suppose en réalité que l’exigence de justice soit honorée, faute de quoi elle serait en contradiction avec elle-même par rapport à l’un de ses fondements essentiels. On pourrait discuter ici pour savoir si cette référence à la justice se conjugue à partir de quelques principes simples concernant la structure de base de la société, selon la ligne de pensée de John Rawls, ou s’il faut plutôt respecter des «sphères de justice », selon la formule de Michaël Walzer, en sorte que l’exigence de justice devrait se plier aux univers particuliers qu’elle informe. On pourrait alors parler d’équité, puisqu’il s’agirait de respecter les domaines dans leur spécificité pour que la justice soit concrète et effective au plus près des attentes des citoyens. De ce débat, il peut suffire de retenir ici qu’il n’est pas de démocratie sans appui sur la valeur de justice, car cette référence est au principe d’un travail de la société sur elle-même pour régler en permanence les revendications des citoyens quand ceux-ci estiment que de nouvelles formes d’oppression ou de subordination illégitimes et insupportables apparaissent. Valeur essentielle encore parce qu’elle conduit à comprendre qu’une démocratie qui n’aurait pas un juste souci de tous, qui ne se préoccuperait pas de rallier à soi l’assentiment de tous en construisant une société juste (fraternelle !), ne parviendrait pas à convaincre les citoyens que cette société est la leur et qu’il leur revient d’en être les membres actifs, donc ne les persuaderait pas qu’elle est une démocratie…
3) La référence conjuguée à une liberté responsable de tous et de chacun, autant que la référence à la justice à rendre, et notamment à ceux qui subissent oppression ou injustice, convergent vers une autre valeur ou la présupposent, valeur sans doute la plus essentielle de toutes. Si le respect de la dignité du citoyen implique la reconnaissance en lui d’une liberté responsable, c’est qu’elle implique la reconnaissance d’une personne raisonnable ou potentiellement telle. À l’opposé des systèmes aristocratiques et même de la démocratie grecque qui admettent tous plus ou moins que certains, par leur statut social ou par leur aptitude à la parole libre, peuvent et doivent commander aux autres, la démocratie, je l’ai dit plus haut, soutient cette prétention selon laquelle, si l’on peut faire appel à la raison de chacun, c’est que chacun a valeur et dignité. Qu’on appelle cette référence valeur de la personne humaine, dignité intrinsèque de l’homme et de tout homme, devoir de le respecter non seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin (Kant), volonté de constituer une république où tous seraient reconnus dans leur unicité de même qu’ils reconnaîtraient les autres (point sur lequel Kant et Hegel s’accorderaient), tout cela montre encore à quel point la démocratie repose sur une morale du respect de la personne et sur une métaphysique qui fait de l’homme raisonnable la clé de voûte et la référence obligée du système. L’idée de « droits de l’homme » met en musique, si j’ose dire, cette référence à la dignité de la personne et du citoyen, en énonçant quelques exigences fondamentales liées à cette reconnaissance, laquelle resterait abstraite si elle ne passait pas concrètement par le droit à l’expression libre de sa pensée, à la liberté religieuse, à la présomption d’innocence, à la protection de sa vie, de ses biens, à la garantie d’un travail, etc. Y aurait-il démocratie dès lors que cette référence essentielle serait bafouée, ignorée, tournée en ridicule, et réciproquement le respect de cette référence n’est-il pas la condition pour la vitalité et la santé d’une démocratie ?
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