Emmanuel Macron a considéré dès le début de son mandat que la haute fonction publique devait être un élément majeur de la transformation de l’Etat. La crise des gilets jaunes, puis la pandémie ont accru pour lui l’urgence de cette transformation et tout particulièrement celle de l’Ecole nationale d’administration, vouée depuis 1945 à la formation des cadres supérieurs de la fonction publique française. Ainsi a-t-il annoncé le 8 avril dernier devant 600 représentants de cette haute fonction publique réunis la suppression de l’ENA et l’instauration à sa place d’un Institut du Service public.
Le changement annoncé est radical. Il justifie un changement d’appellation, car la nouvelle organisation constitue en soi une transformation complète non seulement de la formation, mais aussi du déroulement de carrière des hauts fonctionnaires. La réforme vise, comme d’autres qui l’ont précédée, à démocratiser les sources de recrutement par un dispositif de repérage des « talents » issus des milieux populaires. Mais elle veut aussi offrir une culture initiale commune aux futurs administrateurs de l’Etat réunis dans un corps unique, au moyen d’un tronc commun initial réunissant 13 établissements publics aussi divers que l’Ecole polytechnique et l’Ecole nationale supérieure de la sécurité sociale (1) . Elle veut enfin, et c’est sans doute le plus novateur organiser au titre de la formation continue une sorte de passage d’excellence, ouvert après plusieurs années de terrain dans la proximité des territoires. Il précéderait l’accès éventuel aux responsabilités supérieures et notamment aux prestigieux corps d’inspection et de contrôle (Inspection des finances, Conseil d’Etat, Cour des Comptes …). Le chef de l’Etat cite alors en exemple le modèle militaire de l’Ecole de guerre, passage obligatoire pour les officiers d’active qui ambitionnent une carrière d’officiers généraux après être passés par la troupe. L’élite de l’élite ne serait plus déterminée à 25 ans par un classement favorisant l’hérédité sociale, mais construite sur un parcours authentifié par l’expérience (2).
Le projet ainsi esquissé laisse dans l’ombre de nombreuses questions comme celle des formations techniques dispensées aujourd’hui par les 13 institutions : dans quelles sortes de branches se poursuivront elles au-delà du tronc commun ? La fonction publique ne tire pas sa force que des administrateurs, mais aussi des ingénieurs. La chasse aux « corporatismes » éliminera-t-elle les métiers et les compétences scientifiques pourtant fortement liées aux infrastructures du service public ? Cela fait sans doute partie des défis encore à relever par un chantier qui vient à peine de s’ouvrir. Mais l’on voudrait surtout souligner un point aveugle de la réforme telle qu’elle s’énonce aujourd’hui.
L’excellence managériale au sens où la développe le chef de l’Etat résiderait dans l’initiative organisationnelle, l’innovation en réponse aux contextes locaux, la capacité d’engendrer des coopérations. A ces qualités peu contestables il manque cependant l’attention aux personnes c’est-à-dire aux fonctionnaires des grades dits « de base » (catégories C et D) ou « moyens » (catégories B et A), ainsi qu’aux nombreux contractuels hors-statuts confiés à l’autorité hiérarchique des cadres. Or cette attention est particulièrement nécessaire en ces temps d’incertitude que nous vivons, sans doute appelés à se poursuivre durablement. La haute fonction publique n’est pas spontanément sensible, ni du point de vue de leur bien-être, ni de celui de l’évolution de leur carrière à la situation des subalternes. Il en résulte une dichotomie préjudiciable à l’efficacité comme à la cohésion de ce corps social qu’est la fonction publique. L’existence des statuts et la vocation des syndicats à les défendre joue certes un rôle dans cette distanciation proprement administrative entre dirigeants et dirigés. Elle n’excuse en aucune manière une quasi-impréparation des futurs responsables dans les matières qui relèveraient dans d’autres sphères du « prendre soin ». L’institution militaire, y compris la Gendarmerie, prise en exemple par le chef de l’Etat est riche dans ce domaine d’une réelle tradition qui s’est encore accrue dans le contexte d’une armée de métier. Les jeunes officiers et sous-officiers y sont évalués pas seulement au regard de leurs compétences techniques et de leur culture générale, mais aussi sur la façon dont ils créent la confiance, ménagent les forces, assurent la cohésion parmi ceux qui s’en remettent à eux à l’ordinaire, comme au risque de leur vie.
Jérôme Vignon, président d’honneur des SSF et conseiller à l’Institut Jacques Delors
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(1)ENA, INET (territoires), ENM (magistrature), EHESP (santé), EN3S (Sécurité sociale), ENSP (Paysages), ENAP (pénitentiaire), quatre écoles d’application de l’X, EOGN(Gendarmerie), ENS (Normale sup).
(2)Voir texte du discours elysées-module-17482-fr prononcé à l’occasion de la conférence managériale pour l’Etat.