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Dossier Pensée sociale chrétienne
Par GENEVIÈVE MEDEVIELLE
En 1907, lors des Semaines sociales d’Amiens, Henri Lorin, son président d’alors, dans son discours d’introduction déclarait : « Catholiques pratiquants, nous voulons […] prendre conscience nette de ce que postule et de ce qu’entraîne le catholicisme au point de vue social, faire passer les exigences de la justice telles que l’impliquent les affirmations de notre foi dans le détail des rapports sociaux ». En me demandant presque 100 ans plus tard d’éclairer la question « Qu’est-ce qu’une société juste ? » à partir de l’enseignement social de l’Église catholique, les organisateurs de cette 81ème Semaine sociale décalent légèrement le problème. Il ne s’agit plus ici de montrer simplement en quoi la foi vécue peut venir modeler le discernement éthique en matière de justice sociale et nourrir l’action des croyants. Il s’agit d’évaluer non seulement les sources bibliques et dogmatiques de l’héritage éthique dont nous sommes tributaires, mais aussi les interprétations qui en ont été données par l’Église en fonction des questions sociales auxquelles elle s’est confrontée au cours de l’histoire, tout en se laissant instruire par un débat avec la culture du temps. Nourrie de l’Évangile, toute une réflexion éthique s’est développée au contact des situations sociales, économiques et politiques changeantes. Il s’agit donc de comprendre, dans un nouveau contexte, cet enseignement social de l’Église catholique sur la justice, en en dégageant les principes, le fonctionnement et la pertinence.
Mais avant d’entrer dans le sujet, quelques remarques de méthodes s’imposent. La première porte sur que, dans un contexte universitaire, on appellera la question de la définition du corpus. C’est celle que posait le Père Denis Maugenest dans son introduction au recueil des grands textes de l’enseignement social de l’Église de Léon XIII à Jean-Paul II . Il avait en effet très bien vu qu’il n’est pas si simple de cerner quels textes sont à retenir comme l’expression authentique de l’enseignement de l’Église sur les questions sociales. Pour le dire simplement : où commence et où finit le discours social de l’Église : avec les prophètes d’Israël ? Avec la prédication du Royaume par Jésus ? Ou avec Rerum novarum ? Mais cette question rebondit bientôt, car il faut alors se demander : qui sont les auteurs, individuels ou institutionnels des documents auxquels on se réfère généralement ? Mais dès lors que l’on se plonge dans ces documents, on voit surgir une troisième question, celle de l’homogénéité d’un corpus rassemblant des textes de provenances tellement diverses, publiés dans des circonstances qui ne le sont pas moins par des instances ecclésiales de statuts inégaux.
Dans une première partie, ce sont ces questions de méthode que je voudrais aborder pour lever quelques malentendus qui surgissent assez facilement à propos de ce que représente l’enseignement social de l’Église. Ces éclaircissements donnés, je montrerai, sur un exemple précis, de quelles ressources dispose l’Église pour discerner ce qu’il en est d’une société juste dans le contexte actuel.
Quel corpus pour l’enseignement social de l’Église ?
Commençons par la première question de méthode, celle qui porte sur la définition du corpus. Faut-il le considérer dans son extension maximale, en prenant en compte toute la réflexion de l’Église sur la justice en fonction de la tradition longue qui va des origines à nos jours ? Ou bien faut-il le comprendre dans un sens plus strict en se limitant à l’enseignement social du Magistère depuis Rerum novarum ?
Tradition longue et tradition courte
Dans sa lettre pour le 80e anniversaire de Rerum novarum adressée au Cardinal Roy, Paul VI semble aller dans la première direction. Il invitait alors les communautés chrétiennes à « puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire et, notamment, en cette ère industrielle, depuis la date historique du message de Léon XIII. » (Octagesima adveniens, 1971, §.4). Partageant cette vision étendue de l’enseignement social de l’Église, Jean-Paul II le voyait se former « à la lumière de la parole de Dieu et de l’enseignement du Magistère authentique, à partir de la présence des chrétiens au milieu des situations changeantes du monde, au contact des défis qui en proviennent. » (Allocution de Puebla, 1979).
Or, le choix à faire entre tradition longue et tradition courte n’est pas innocent. Opter comme Paul VI et Jean-Paul II pour la tradition longue qui se rattache au prophétisme biblique, ne doit pas occulter la rupture que constitue pour l’enseignement social de l’Église la prise en compte du surgissement de ‘la question sociale’ au XIXe siècle alors que prend forme la société industrielle avec l’extension du salariat qui aboutira à l’actuelle globalisation de l’économie et de la culture. Dans cette situation nouvelle, la réflexion morale ne pouvait plus se limiter à se prononcer sur le comportement des individus dans la société. Plus largement, il lui fallait prendre en compte, grâce aux nouvelles sciences sociales, « les politiques, stratégies et pratiques des groupes, communautés et institutions sociales.» Par ailleurs, prendre en compte cette rupture dans le cadre de la tradition longue, va rendre nécessaire de vérifier les reprises dont font l’objet des catégories théologiques anciennes afin d’en mesurer les effets dans un nouveau contexte et ainsi d’éviter toute méprise catégoriale. Autrement dit, prendre la tradition longue, en n’oubliant pas que Rerum novarum a été le point de départ de la définition d’un nouveau cahier des charges pour la pensée sociale catholique, nous oblige à en chercher l’unité et la cohérence, non seulement dans l’exposé d’un ensemble de principes éthiques, mais dans une vision du monde façonnée par la présence de Dieu et une intelligence de l’universel en morale. John Gallagher parle de la « loi de grâce » pour exprimer cet ordonnancement de l’univers moral en référence à la Révélation .
La question des auteurs
Deux mots maintenant sur la question des auteurs. Si l’on considère les textes généralement reçus comme exprimant l’enseignement social de l’Église, on voit bien qu’il n’est pas l’apanage de quelques théologiens ou du Magistère. Il est le bien commun de tous. Durant les cent dernières années pendant lesquelles s’est développé l’enseignement social de l’Église au sens restreint, les papes eux-mêmes firent appel non seulement à certains théologiens, mais à divers courants de pensée qu’on peut facilement identifier. Même si Rerum novarum doit beaucoup à son principal rédacteur le Père Liberatore, on sait qu’elle a été le fruit de plusieurs écritures et de longs débats entre diverses écoles . Les grandes encycliques seraient incompréhensibles sans le travail souvent précurseur des cercles, groupes ou associations du catholicisme social et de personnes engagées tant sur le terrain que dans les débats de la pensée sociale et politique. Que serait l’enseignement social de l’Église sans les von Ketteler, Dehon, Sturzo, Maritain, Mounier, Lebret, John Ryan, John Courtney Murray, les syndicats chrétiens, les théologiens et bien d’autres ?
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