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En situant ce thème de réflexion au terme de notre session, les animateurs des Semaines sociales lui ont donné d’emblée une double orientation : celle de la transformation positive de l’avenir et celle de notre engagement à tous pour une telle transformation.
Transformation de l’avenir
Dès lors que l’on parle d’éducation, c’est l’avenir que l’on tient en perspective, c’est lui que l’on cherche à maîtriser et à guider. Un avenir qui sera ce qu’en feront les générations de demain, à partir des connaissances, des valeurs, des comportements qu’elles auront assumés et que nous chercherons à leur proposer. Et ces hommes, ces femmes de demain, bien sûr, ne sont pas seulement nos enfants et petits-enfants. Il s’agira aussi de nous-mêmes, de notre génération, dans la mesure où nous serons encore acteurs de notre société et où nous restons en capacité permanente d’éducabilité et d’autoéducation.
Notre positionnement, dans un tel type de réflexion, ne peut être exclusivement celui de l’observation, du diagnostic ou de la prévision. Nous y sommes aussi, et inévitablement, acteurs. Il ne s’agit plus seulement d’analyser de façon distanciée notre société, les chances et risques qu’elle apporte à une démocratie. Il faut en plus choisir, prendre parti au sens le plus large et le plus noble du tenue, œuvrer soi-même à la construction de ce futur que l’on entend améliorer. L’éducation, en effet, est une tâche extrêmement diffuse, qui s’appuie certes de façon privilégiée sur des milieux professionnels spécialisés, mais qui se nourrit aussi bien de façon positive ou négative de l’ensemble des idées, des pratiques, des exemples qui parcourent la diversité des milieux de la vie sociale. Éduquer à la démocratie constitue bien notre responsabilité commune; nous y sommes inévitablement acteurs. Une telle mission décisive pour l’avenir appelle et mérite notre engagement.
C’est dans cette double perspective, transformer l’avenir et nous y engager comme acteurs, que se situe mon propos. Face à un thème aussi vaste, je proposerai quelques réflexions et repères, nourris et limités par mon propre champ d’expérience et d’observation. Dans un premier temps, je chercherai à préciser la perspective de cette ambition. J’examinerai ensuite comment la société contemporaine à la fois appelle, stimule mais aussi bloque, voire parfois détruit, la mise en oeuvre d’un tel projet. Nous procéderons ensuite à une explicitation du «comment éduquer à la démocratie », d’une part en proposant quelques thèmes mobilisateurs qui, de façon transversale, à travers les divers milieux éducatifs, nous paraissent contribuer positivement à l’éducation à la démocratie. D’autre part, en parcourant quelques lieux éducatifs essentiels pour y discerner leur ligne de contribution possible. Nous conclurons enfin en nous interrogeant sur le souffle spirituel susceptible de mobiliser et de maintenir cette volonté d’avancée.
Il ne m’appartient pas de revenir sur l’ensemble des exposés et débats qui ont enrichi notre réflexion sur la démocratie. J’en retiens, personnellement, que la démocratie implique à la fois un horizon moral, un chemin institutionnel et des pratiques d’avancée. C’est en fonction de ces trois dimensions, indispensables et interactives, que peuvent se préciser les voies d’une éducation à la démocratie.
Comme le dégagent clairement toutes les observations, la démocratie n’est pas une situation, un état donné et stationnaire ; elle est dynamique et mouvement; mouvement différencié selon les lieux, les cultures, les champs d’application; mouvement connaissant des progrès niais aussi des reculs, mouvement assumé, stimulé par un horizon moral. L’idéal démocratique, qui constitue cet horizon, est celui du partage et de la diffusion du pouvoir. Sa capacité mobilisatrice et transformatrice se fonde sur des valeurs et aspirations profondes et largement répandues : aspiration à la liberté, à la responsabilité, à la reconnaissance sociale, au bénéfice de l’exercice du pouvoir. C’est bien une vision morale de l’homme qui nourrit l’ambition démocratique et ses avancées successives : de l’homme, et de tout homme égal en dignité, de l’homme appelé à grandir et à se déployer dans la liberté et la responsabilité et donc dans la participation au pouvoir ; de l’homme qui, au sein de la société, a besoin des autres et doit donc aménager et gérer avec eux l’espace collectif du bien commun, de l’homme en qui l’autre est présent et reconnu et qui ne peut construire qu’avec l’autre et par l’autre.
On ne peut approcher cet horizon moral qu’à travers des chemins le plus souvent institutionnels. Beaucoup de ces chemins nous sont tracés par les générations antérieures État de droit, droit de vote, séparation des pouvoirs, démocratie représentative, importance des corps intermédiaires, contre-pouvoirs, etc. Mais aucune génération, et la nôtre moins qu’aucune autre, ne peut se contenter de suivre, en l’état, les chemins tracés avant elle. Il lui faut adapter, innover, repérer les impasses, les orientations prometteuses mais fallacieuses, voire dangereuses. Aucun des chemins institutionnels qui mènent vers cet horizon n’est parfaitement linéaire, dégagé, sin-; tous sont imparfaits, encombrés, plus ou moins précaires. Il faut donc choisir — et pour cela discerner — le meilleur chemin, en tout cas le moins mauvais : c’est là une composante essentielle du vécu démocratique.
Un horizon moral, des choix institutionnels, enfin et surtout des personnes et des collectivités qui avancent, s’arrêtent ou reviennent en arrière. La démocratie ne se fait que si elle est pratiquée et mise en oeuvre concrètement dans tous les lieux où s’exerce un pouvoir et où s’exprime, corrélativement, l’aspiration démocratique. Ces lieux sont d’abord la cité, la collectivité la plus globale et qui s’ordonne elle-même en différents niveaux (ville, département, région, nation, communauté internationale…). Ce sont aussi les divers lieux collectifs : association, famille, entreprise… où s’exerce un pouvoir et où les mêmes aspirations de partage et de diffusion mobilisent les énergies. Chacun de ces lieux, certes, connaît des contraintes et conditions particulières qui ferment certains choix mais peuvent aussi en ouvrir d’autres, La pratique démocratique ne peut être la même à l’échelle de l’entreprise qu’à celle de la ville, de la nation ou de l’Europe, car les conditions de pertinence et d’efficacité s’y avèrent radicalement différentes. Et pourtant, quels que soient les lieux, ce sont les mêmes honnies avec les mêmes valeurs, les mêmes aspirations, qui stimulent et mobilisent pratiques et comportements. C’est par rapport à ces trois dimensions que doit se situer un projet d’éducation à la démocratie. La perspective éducative est tout à la fois de faire découvrir et apprécier — donner un prix — l’univers moral qui nourrit la démocratie; d’aider à connaître, comprendre, discerner, les meilleurs chemins qui y mènent; de former et développer les comportements et pratiques qui permettent d’y avancer. On retrouve, dans cette perspective, trois composantes essentielles de toute ambition éducative : la composante morale clos valeurs, la composante intellectuelle de la connaissance et du discernement, la composante pratique des comportements. C’est à travers ces trois dimensions à la fois que l’éducation peut, selon la belle formule d’Érasme, «faire émerger dans chaque individu l’homme dont il est porteur».
Entre ces trois dimensions — morale voire spirituelle, intellectuelle et culturelle, pratique et comportementale — il existe une interaction permanente positive ou négative. Une éducation qui ne serait qu’intellectuelle se priverait de tout ressort de dynamisme transformateur et n’arriverait pas à bien faire saisir de l’intérieur l’essentiel de son objet. Une éducation qui n’aurait d’autre ambition que morale, sans connaissance ni discernement, ni sans mise en pratique concrète, se limiterait à des considérations généreuses et générales, sans prise sur le réel. Enfin, une éducation purement comportementale, sans enracinement moral et sans discernement de l’esprit, est fort heureusement quasi impensable pour des hommes libres et responsables de nos sociétés d’aujourd’hui. L’ambition éducative proposée dans ce rapport couvre donc bien la totalité de la proposition et de l’accompagnement éducatif Elle s’adresse à l’esprit, se nourrit de valeurs, se traduit dans des actes.
La volonté d’éduquer à la démocratie trouve, dans notre société contemporaine, un terrain d’accueil en transformation rapide, à la fois favorable et défavorable. On peut saisir cette évolution sous de multiples regards. J’en choisirai un qui me paraît particulièrement éclairant : celui de la société du savoir ou de la connaissance, caractérisée par l’accélération dans la production et la diffusion des connaissances, elle-même génératrice d’une accélération du changement.
Le fait lui-même est patent. Qu’il s’agisse de le produire par la recherche ou de le diffuser, par des enseignements de tous types, le savoir s’inscrit de plus en plus comme la préoccupation prioritaire de nos sociétés. L’accélération de son rythme de production et de diffusion bouscule les structures, modifie les mentalités et génère elle-même des changements de plus en plus rapides dans de multiples domaines : technologique, économique, culturel et même moral.
Du point de vue de l’éducation à la démocratie, la signification de cette évolution est ambiguë. Elle suscite des difficultés, renforce des résistances, mais offre aussi des chances nouvelles. En bref, elle ouvre l’avenir en positif comme en négatif.
Une première difficulté, de nature pédagogique, mais qui peut être surmontée, est la fragmentation et la technicisation des connaissances. Cela ne date pas d’hier; c’est Montesquieu qui disait déjà : «Chez les Grecs et chez les Romains, l’admiration pour les connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à une espèce de culte. Aujourd’hui nous n’avons d’estime que pour les sciences physiques. Nous en sommes uniquement occupés, et le bien et le mal politiques sont parmi nous un sentiment plutôt qu’un objet de connaissance .» Chacun s’investit prioritairement et quasi exclusivement dans des champs spécialisés, et ce dès le stade de la formation supérieure. Il n’est pas facile, dans ces conditions, d’introduire à une réflexion large, cohérente et distanciée, sur les exigences et défis de la vie en commun; cela devient l’affaire exclusive des politologues dans l’enseignement, des responsables publics et administratifs dans la vie sociale.
Plus profondément, l’impact négatif essentiel est celui de la tentation du repli. Face au changement, la peur liée à la désécurisation et à l’inquiétude qu’il entraîne suscite de multiples formes de repli. Dans ce monde bousculé, complexe, à l’avenir incertain, le souci du court terme, voire de l’immédiat, l’emporte sur celui du moyen et du long terme ; l’engagement devient ponctuel voire éphémère, marqué de scepticisme ; il se méfie des grands projets et des idées collectives ; il se concentre sur un horizon restreint et ce dans une vision quasi exclusivement pragmatique. Les replis individualistes, corporatistes, nationalistes, expriment cette peur de l’avenir, laquelle devient aussi une peur de l’autre, terrain peu propice à un engagement et à une avancée démocratiques.
Cette tentation de repli s’entretient et se conforte d’une perception négative du pouvoir, notamment du pouvoir politique à l’échelle de la cité. La société de savoir renforce, vis-à-vis du pouvoir politique, les exigences, les attentes, les capacités critiques. Elle rend plus méfiant par rapport aux idéologies, aux projets vagues et généreux, aux effets d’image, aux promesses fallacieuses. Une opinion mieux formée et informée perçoit plus vivement, plus négativement et parfois exagérément, les détournements, abus et excès de pouvoir; la place excessive que prend à ses yeux, chez nombre de responsables, le problème de l’accès au pouvoir — vulgairement, la lutte des places — au détriment de la place des projets et de l’action. Elle généraliserait facilement à l’ensemble du monde politique cette rude appréciation du général de Gaulle : «À l’étage politicien, dans toute compétition, la question est de prendre ou de conserver une place, quelque sort que doivent subir ensuite les idées que l’on a soutenues » (Général de Gaulle, Mémoires d’espoir).
Cette opinion, plus informée et plus formée, voit bien aussi que le pouvoir des politiques sur la cité est lui-même fortement entravé, diminué, par les blocages corporatistes, les transferts de souveraineté, les contraintes de l’économie, la technicité même de certaines questions confiées, sans guère de contrôle ni de possibilité d’appel, à des commissions d’experts. Dans un tel contexte, le chemin habituel — et qui reste un bien précieux — de la démocratie représentative par délégation paraît bien tortueux, encombré, à la limite sans issue. Le pouvoir politique est perçu connue lointain; la démocratie connue plus formelle que réelle.
Ces difficultés sont substantielles. Elles marquent des obstacles, expriment des résistances. Par là, elles incitent à s’arrêter, à reculer, ou invitent au contraire à imaginer et tracer des voies nouvelles, et tout dépend de la force et de la détermination de la volonté d’avancer. Et si cette volonté d’avancer est forte, elle réussit à contourner, à dépasser l’obstacle, à transformer les défis en chances supplémentaires. Car c’est bien là le paradoxe : cette société de savoir, génératrice de résistance, est en même temps stimulatrice de la volonté d’avancer. La diffusion des connaissances, en effet, développe et fortifie le goût et la capacité d’assumer les responsabilités. Elle permet et appelle le déploiement des personnes par l’initiative individuelle et collective. Elle condamne, comme inefficientes, les hiérarchies excessives ; elle demande des actions en réseau, plus souples, plus horizontales. Bref, elle stimule et appelle, sous ses diverses formes, la participation au pouvoir. Elle fournit, en même temps, de façon de plus en plus rapide et approfondie, les éléments d’information, voire d’analyse, nécessaires à la participation au pouvoir. Elle offre ainsi à l’aspiration démocratique un élargissement de son champ, un renforcement de ses dynamismes. Un nombre croissant de personnes, mieux informées et mieux formées : cela signifie inévitablement à plus ou moins long terme un nombre croissant de personnes aspirant à prendre initiatives et responsabilités et capables de les assumer.
Nous nous trouvons ainsi, du fait de la société de savoir, dans une phase dynamique de déséquilibre qui offre des chances considérables à une éducation à la démocratie. Les aspirations et capacités se renforcent niais trouvent de moins en moins, dans les structures et mécanismes actuels, les lieux de leur expression. Elles s’éloignent ou restent sensiblement éloignées des politiques, et notamment des partis politiques, mais s’intéressent plus qu’autrefois à la cité et à sa gouvernance. On n’a jamais autant décrié la politique, mais on n’a jamais non plus autant parlé de citoyenneté. C’est une sorte d’émergence citoyenne du non-pouvoir (au sein du monde associatif, voire du monde économique). « Émergence, selon l’expression de Patrick Viveret, d’une action civique qui est politique mais politique sans pouvoir de domination . » C’est dire que notre société contemporaine offre à l’utopie démocratique de nouvelles perspectives, de nouveaux terrains, de nouvelles exigences aussi. Le défi d’une éducation à la démocratie est de bien les discerner pour donner aux générations à venir les chances d’une avancée.
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