Conclusion de la session 1998 des Semaines sociales de France, « Démocratiser la République, représentation et participation du citoyen »
JEAN BOISSONNAT, président des Semaines sociales
Après l’âge de la République, nous devons construire celui de la démocratie. Mais nous ne le ferons pas sans démocrates. Voici donc venu le temps des démocrates. Faute de quoi le système vainqueur des totalitarismes au XXe siècle risque de dépérir sous l’effet de ses contradictions au XXIe siècle. Car la démocratie n’est pas dans la nature de l’homme. C’est un produit, éminemment périssable, de sa culture. Quelle est, d’ailleurs, la nature de l’homme – seule espèce vivante de ce type – sinon sa culture ? La République n’est pas une garantie contre cette dérive, car nous connaissons des monarchies démocrates et des Républiques autoritaires. Démocratiser la République, aujourd’hui, c’est la peupler de démocrates conscients des valeurs qu’ils incarnent, formés aux comportements qui les traduisent de nos jours, et organisés dans des institutions qui assurent la pérennité de ces valeurs.
Les valeurs
Nous avons tellement pris l’habitude de définir la démocratie par des règles (le règne de la loi) ou par des procédures (le choix des détenteurs du pouvoir par voie d’élections) que nous oublions volontiers les valeurs qui la fondent : la liberté, la justice, l’égale dignité des personnes, ce que nous appelons les droits de l’homme. Ces valeurs sont fragiles, réversibles, éventuellement contradictoires. Bergson avait déjà observé la contradiction entre deux des termes de notre devise nationale – la liberté qui peut nier l’égalité et l’égalité qui peut étouffer la liberté – et il avait souligné que seule la fraternité permettait de dépasser cet antagonisme. Quand un ennemi menace nos valeurs, nous nous levons pour les défendre ; beaucoup de nos pères sont morts pour elles en ce siècle. Mais, sans adversaires déclarés, elles se dessèchent. Le même citoyen qui participe à la définition de l’intérêt général, se dresse pour revendiquer la satisfaction de ses intérêts particuliers. Nous proclamons nos droits ; nous ignorons nos devoirs.
La consanguinité des valeurs démocratiques et des valeurs évangéliques encourage le chrétien à s’en sentir plus particulièrement responsable et à les incarner avec persévérance. Ne cherchons pas ailleurs les raisons de la résistance présente de nombreux chrétiens aux tentations extrémistes de gens proches de leurs milieux sociaux. Chrétien que j’appelle démocrate, – mais par ailleurs libéral ou socialiste – on ne pactise pas avec le racisme, le nationalisme exacerbé ou la xénophobie. Pour autant, le chrétien ne sacralise aucun régime politique. Il n’attend pas du pouvoir qu’il définisse une religion civile. Pas plus que lui-même ne veut revenir à ce temps de l’Histoire où l’on n’avait pas encore décrypté tous les développements du message évangélique sur la distinction des deux royaumes (celui de Dieu et celui de César) et où l’on compromettait la pérennité de l’Eglise dans la précarité des systèmes politiques.
Les comportements
On n’exaltera pas la démocratie en entretenant le mépris de la politique. Celle-ci souffre aujourd’hui d’un discrédit dangereux – contrepartie de ses prétentions hégémoniques dans la première moitié du XXe siècle. L’opposition que l’on voit grandir entre la société politique (celle des pouvoirs publics, des élus, des partis) et la société civile (celle des entreprises, des familles, des églises, des associations de toutes sortes) n’est pas saine. En abaissant la première, sans vraiment stimuler la seconde (car elles souffrent toutes deux des mêmes maux : recul du militantisme et du désintéressement) on se détourne de la définition d’un projet collectif qui permettrait de dépasser les conflits d’intérêt particuliers. Or, quelle que soit la nécessité d’acquérir, en France, cette culture du compromis qui permet à certains de nos voisins de lutter plus efficacement que nous contre les maux de notre époque, en particulier contre le chômage, on ne saurait ramener la vie démocratique à une mécanique des relations sociales. Certes, dans la vie ordinaire des jours, le débat vaut mieux que le combat ; le contrat est souvent mieux adapté que la loi. La définition de la volonté générale passe d’abord par l’organisation de la délibération générale. Mais nous ne pensons pas que l’administration des choses puisse durablement se substituer au gouvernement des hommes. Même si l’on révise à la baisse les ambitions d’un destin collectif, elles demeurent nécessaires à la survie et même au progrès des sociétés humaines.
C’est pourquoi, malgré les contraintes et la technicité de l’économie moderne, celle-ci n’élimine pas la nécessité de choix politiques. C’est parfois une commodité pour les détenteurs du pouvoir que de se défausser sur des lois de marché qui n’en sont pas ou sur des experts sans autre légitimité que celle du savoir.
Il est vrai qu’on ne peut attendre de chaque citoyen qu’il dispose de toutes les connaissances nécessaires pour se prononcer sur des sujets compliqués. Nous avons besoin de médiateurs, ce qui explique le rôle déterminant dans la vie de nos démocraties des médias. Méfions-nous de tout ce qui prétendrait les contrôler. Mais exigeons qu’ils se fixent à eux-mêmes des règles qui limitent les risques si fréquents de dérive. L’autogestion n’est plus à la mode – peut-être à tort car nous vivrons dans des sociétés où le savoir sera de plus en plus partagé – mais l’autorégulation devrait l’être. Qu’une profession se donne à elle-même un code de déontologie (avec les moyens de le faire respecter) serait une avancée démocratique. Par exemple, pourquoi ne pas s’imposer que lors de la publication des sondages à la veille des scrutins décisifs, de mettre en évidence les marges d’erreur et les fourchettes d’estimation qui en découlent ?
Les institutions
Légiférer dans des sociétés devenues très mobiles comporte le risque d’appliquer à des réalités neuves des règles archaïques. Ne devrait-on pas fixer plus systématiquement, la nécessité d’évaluer, à date fixe, les effets et la pertinence d’une loi, au vu de son expérimentation ? Étant entendu que le développement du contrat devra réduire le champ de la loi.
Il ne suffira pas de rapprocher les règles des faits. Il faudra aussi réduire les distances entre le citoyen et le pouvoir. L’empilement des collectivités publiques sur un territoire, comme celui de la France, d’un demi-million de kilomètres carrés, bien loin de contribuer aujourd’hui à ce rapprochement, semble le contrarier. Nous n’avons pas voulu choisir entre la région et le département. Nous ne pourrons pas indéfiniment éluder ce choix. Nous n’avons pas su décentraliser réellement le pouvoir avec les responsabilités financières (c’est-à-dire avec les moyens) qui devraient l’accompagner. Pourquoi ne pas étudier les avantages et les risques d’une élection directe du maire, du Président du Conseil Général ou du Président du Conseil Régional ? Ce serait un utile complément à la nécessaire limitation du cumul des mandats électifs.
Les corps intermédiaires, représentant de cette société civile dont on parle tant, ne devraient-ils pas être mieux associés à la recherche de l’intérêt général ? Charles de Gaulle avait eu, au mauvais moment il est vrai, de bonnes intentions sur ce sujet en proposant de fusionner le Sénat et le Conseil Économique et Social. Le problème mériterait un nouvel examen dans la perspective de cette démocratie participative dont on aura beaucoup parlé pendant cette session.
S’agissant de l’Église, le Pape Jean-Paul II vient de rappeler aux évêques autrichiens qu’elle n’était pas une société démocratique au sens commun du terme. C’est évident puisqu’elle a reçu son message et son mandat d’en haut. Mais elle vit dans des sociétés démocratiques, avec des fidèles qui ont trouvé dans leur propre foi, des raisons d’être de bons démocrates. Ils ne cessent pas de l’être en franchissant le seuil de leur Église. Collégialité, synodalité, subsidiarité sont des thèmes dont on redécouvre chaque jour la richesse. Nous devrons les développer en nous inspirant de l’histoire de l’Église elle-même depuis ses origines.
La même démarche pour appliquer des principes démocratiques ailleurs que dans la vie politique nationale, nous conduirait à chercher les moyens spécifiques pour démocratiser l’Union européenne dans l’ordre politique ou dans l’entreprise dans l’ordre économique.
Mais s’il n’y a pas de démocratie dans démocrates, cela signifie qu’il n’y en aura pas sans éducation. Nous venons d’en examiner tous les aspects en clôture de notre session. Ce sera déterminant car si chacun n’a pas expérimenté à tous les niveaux la tolérance, la transparence, le débat, le contrat, rien ne se passera au niveau politique. A l’âge de l’informatique, une nouvelle société politique naîtra de la société civile sans s’identifier avec elle. Mais cela suppose que les progrès de la liberté n’apparaissent pas comme la contrepartie d’une régression de la justice. Une société sera toujours jugée au sort qu’elle réserve au plus modeste ou au plus pauvre de ses membres.
On nous a rappelé la forte parole de Saint-Augustin : « Dieu ne veut pas que l’homme domine sur l’homme ».
• Téléchargez le pdf