Le 30 avril dernier, lors de la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech, un collectif de jeunes étudiants a appelé les ingénieurs agronomes fraîchement diplômés à « bifurquer », à refuser de mettre leurs compétences et l’enthousiasme de leur jeunesse au service des grandes entreprises qui détruisent la planète. Leur solution ? S’investir dans des engagements locaux et radicaux. Cet appel salutaire a enthousiasmé les nombreux chrétiens pour qui la justice sociale et écologique est devenue une priorité.
Mais en entendant le discours de ces jeunes gens, ce ne sont pas des visages d’ingénieurs et de cadres de grandes entreprises qui me sont venus à l’esprit, mais ceux des travailleurs des services publics de la santé et du social, que j’ai rencontrés lors de la démarche « Travail soigné ? » mené par la Mission Ouvrière du diocèse de Lille en 2019 et 2020 (voir le document ci-dessous). Durant ces deux années, nous avons entendu la souffrance de professionnels qui se sont engagés dans les services publics par souci du bien commun et qui se retrouvent à mettre en œuvre des politiques publiques profondément contraires à leurs valeurs humanistes. Ce sont des soignants attachés à l’écoute du patient qui sont réduits à être des techniciens d’actes médicaux à la chaîne. Ce sont des enseignants avides de former les citoyens de demain à qui on demande de préparer des jeunes dociles pour le marché du travail. Ce sont des travailleurs sociaux qui veulent permettre aux plus modestes de devenir acteurs de la société et qui se retrouvent gestionnaires de dispositifs de contrôle social. Ce sont des gardiens de la paix qui deviennent gardien de l’ordre établi. Ce sont des inspecteurs du travail qui n’ont d’autre pouvoir que de faire les gros yeux à ceux qui bafouent les droits des travailleurs.
Le dilemme éthique est le même que dans le privé. Certains travailleurs du public gardent l’idée que l’on peut changer les choses de l’intérieur en prenant des responsabilités. D’autres s’accrochent aux petites victoires de terrain, aux quelques personnes qu’ils ont su aider. Enfin, certains craquent, épuisés de ramer à contre-courant. C’est le « burn-out», la dépression et parfois pire. Mais, dans la fonction publique, bien peu parlent de bifurquer, de quitter leur poste pour ne plus contribuer aux politiques publiques qui participent à cette « culture du déchet » dénoncée par le pape François dans « La joie de l’évangile » et « Laudato Si ». Si le phénomène émerge dans l’enseignement, il reste rare dans les autres corps de métier.
Pour beaucoup, le choix d’une carrière dans les services publics permettait de concilier une vie professionnelle stable et un engagement militant au service du bien commun. Le tournant néolibéral des années 80 et la réforme générale des politiques publiques des années 90, ont peu à peu limité cette possibilité. A l’écoute des acteurs de terrain, on a le sentiment que l’appel à bifurquer des jeunes d’AgroParisTech est peut-être encore plus pertinent dans le public que dans le privé.
Stéphane Haar, délégué diocésain à la Mission Ouvrière du diocèse de Lille
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