Il y a longtemps que nous nous connaissons, longtemps que nous avons appris à nous respecter dans nos différences. Cette familiarité inédite à l’échelle des siècles et des générations qui nous ont précédés, nous la devons ensemble à l’Europe, elle –même un gage de notre réconciliation. Je n’ignore pas combien la contribution de l’Allemagne à cette édification fut décisive, notamment lorsqu’il s’est agi de consolider la réunification de votre pays dans une Union européenne elle-même plus forte et plus significative : ce fut la monnaie unique, un geste plus politique que justifié par des réalités économiques. En bien des circonstances, j’ai ressenti que vous portiez la mémoire de nos pères « plus jamais la guerre entre nous», avec plus de fidélité que nous n’en étions nous-mêmes capables, nous autres Français qui risquons de ne retenir des grands désastres du siècle passé que le sentiment d’avoir été du bon côté.
C’est me semble-t-il en grande partie à cause de cette mémoire du désastre que votre peuple a suivi dans son immense majorité le geste incroyable auquel l’invitait votre Chancelière, lorsqu’elle répondit à la crise aigüe des réfugiés de novembre 2015 par cette parole « Wir schaffen es », on y arrivera ensemble. Et de fait, à ma profonde admiration tout un peuple de municipalités, d’associations, d’églises locales et d’entreprises s’est levé en Allemagne et travaille encore pour l‘intégration de près d’un millions de réfugiés. Lorsque cette parole a été prononcée, elle ne reposait sur aucun calcul ; elle prenait un risque d’une ampleur inconnue. C’était à l’état pur une parole politique qui misait sur un choix radical de valeurs et entendait de cette façon préserver l’avenir.
A ce moment l’Allemagne était seule. Elle fut même chez nous et ailleurs critiquée. Je m’interroge et vous interroge. Est-il possible que ce moment de solitude, l’échec avéré de la solidarité européenne face au partage de la responsabilité de l’accueil, ait pu accroître dans votre pays un sentiment de repli ? Cela n’aurait rien de répréhensible et nous ne voyons que trop, en France, la tentation virulente de ce repli, une préférence pour l’entre soi national.
Voici qu’une nouvelle crise nous saisit que beaucoup prévoient comme plus durable et plus profonde que celles que nous avons connues depuis la 2e guerre mondiale.
Une crise de cette ampleur est un signe. Elle nous adresse un message de conversion et de renouvellement de notre mode de développement. Vous partagerez avec moi que la dé-mondialisation, la consolidation des infrastructures de santé avec l’effort de recherche que cela implique, les nouvelles protections sociales que nous devrions accorder à ceux qui dans la crise s’avèrent jouer un rôle essentiel pour notre survie, l’orientation de nos modes de vie, par exemple alimentaires dans le sens d’une autonomie retrouvée, tout cela souligne la pertinence d’une approche commune à l’échelle européenne. Une telle approche doit nourrir le programme de relance dont la Commission européenne prépare la conception et non pas être reporté à des jours meilleurs. Une telle approche mérite de bousculer les grands projets qui étaient déjà « sur la table », tels que le new deal pour le climat, le projet de budget pluriannuel 2021 /2027.
« J’ose vous demander de réfléchir honnêtement à la proposition qui vous a été adressée de contribuer d’une façon qui serait vraiment décisive au sentiment de solidarité entre les nations européennes, particulièrement celles qui vivent sous la protection de l’Euro. »
Mais pour que cette crise soit une chance pour nos pays et pour l’Europe, pour qu’elle annonce un futur, ne convient-il pas, toutes affaires cessantes, de reconstruire un climat de solidarité entre les peuples, tous les peuples et particulièrement ceux qui comme nos frères Italiens accumulent les raisons de se sentir abandonnés ? Je ne sais que trop que nous autres Français devons ici balayer devant notre porte, par exemple pour ce qui concerne notre part dans l’accueil des migrants. Je sais combien en Allemagne, on est irrité à l’encontre d’un activisme gaulois donneur de leçons et qui ne s’embarrasse pas des consultations élémentaires. J’ai bien noté que les hôpitaux d’Ulm, Cologne et Berlin avaient d’ores et déjà accueillis des patients Français, soulageant d’autant notre région Grand Est très touchée par le Covid 19. L’effet de cet accueil dans notre opinion a été considérable et portera du fruit à l’avenir. Mais il me semble qu’il faut aller plus loin. J’ose vous demander de réfléchir honnêtement à la proposition qui vous a été adressée de contribuer d’une façon qui serait vraiment décisive au sentiment de solidarité entre les nations européennes, particulièrement celles qui vivent sous la protection de l’Euro. Vous connaissez cette demande réitérée depuis la crise de 2008 d’une mutualisation partielle des dettes publiques en Europe. Il n’est pas question évidemment de mutualiser toutes les dettes, mais seulement ces dettes qui naissent dans la crise actuelle, des efforts que font nos pays pour amortir le choc de la récession, éviter un effondrement des capacités de production.
N’est –il pas équitable et raisonnable, dans le contexte d’une industrie européenne interdépendante, de venir en aide aux pays les plus touchés par la crise, par une mutualisation partielle des dettes qui afficherait clairement que nous nous reconnaissons un avenir commun ?
Amis Allemands, le Conseil européen du 26 mars vient de se donner deux semaines de réflexions supplémentaires. Mettons les à profit dans le dialogue entre nos sociétés, nos associations et notamment au sein des Eglises, pour nous dire mutuellement ce que nous attendons les uns des autres et comment nous pourrions vraiment dans la crise et au-delà d’elle vivre la solidarité.
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Jérôme Vignon, président d’honneur des SSF et conseiller à l’Institut Jacques Delors