Cor van Beuningen, Fondation Socires, La Haye
“La Commission Borstlap”
La Commission sur la réglementation du travail a été mise en place par le gouvernement néerlandais à la fin de 2018, afin de le conseiller sur les changements à introduire sur le marché du travail, et les implications pour la législation et la réglementation. Hans Borstlap, un haut fonctionnaire bien connu aux Pays-Bas ayant été conseiller du Premier ministre Lubbers et directeur général de la stratégie et du marché du travail au ministère de l’éducation, en a été nommé président indépendant.
La Commission a présenté son rapport final au début de l’année 2020. Elle en a donné le titre suivant: Dans quel pays voulons-nous travailler ? – Vers une nouvelle conception de la réglementation du travail.
La Commission a formulé les exigences suivantes pour une réglementation du travail qui soit renouvelée :
Dans le pays dans lequel nous voulons travailler …
… il existe un large filet de protection sur lequel chacun peut s’appuyer; il offre une protection contre les risques sociaux majeurs;
… les salariés travaillent constamment sur leur agilité et les employeurs font preuve de flexibilité pour répondre aux changements;
… les statuts du travail sont bien distincts et établis sur des critères clairs, aboutissant à trois statuts seulement: les indépendants, les travailleurs avec un contrat à durée déterminée ou indéterminée et les travailleurs qui, par l’intermédiaire d’une agence d’emploi, effectuent un travail temporaire dont la durée et l’ampleur sont difficile ou impossible à prévoir à l’avance
… les travailleurs sont résillients et sont soutenus en cela par le filet de protection contre les risques majeurs;
… il y a une réciprocité entre les travailleurs, les employeurs et la collectivité. Le droit au soutien du collectif est acquis en échange du devoir de s’engager et de contribuer activement.
En ce qui concerne la réception du rapport, presque tout le monde a exprimé son accord avec sa conclusion centrale, à savoir que dans les domaines du droit du travail, du droit fiscal et du droit privé, des ajustements substantiels doivent être faits afin de rendre l’économie néerlandaise et le marché du travail prêts pour les défis du futur, et cela au bénéfice de tout le monde, et pas seulement pour les quelques privilégiés. Ce sujet continue d’être un enjeu social et politique majeur aux Pays-Bas, avec la perspective des élections le mois prochain. Pratiquement toutes les parties prenantes approuvent officiellement la nécessité préconisée de changements radicaux dans la configuration du marché du travail, des salaires, de l’emploi, de la formation, de la propriété et de la gouvernance des entreprises.
L’accueil négatif dit tout sur l’état de la nation
Mais lorsque après sa présentation, il a fallu approfondir et concrétiser les recommandations, il est vite apparu que toutes les parties concernées, les partis politiques de gauche et de droite, mais aussi les organisations représentatives de toutes sortes, ne pouvaient pas raisonner au-delà de leur propre intérêt à court terme.
Cela nous a permis de comprendre que ce n’était bien sûr pas le rapport de la commission Borstlap qui posait problème, mais que tout le dispositif institutionnel national était devenu entre-temps le principal obstacle à tout changement nécessaire.
Qu’est-ce qui nous arrive, à nous, nos citoyens, nos organisations, nos institutions, notre société ? Pourquoi en sommes-nous là où nous sommes ?
Il ne s’agit pas de concevoir le remède mais d’initier un processus thérapeutique global
À l’institut « Socires », nous avons été particulièrement frappés par le fait -comme nous l’avons appris de Borstlap lui-même- qu’il en est venu à réaliser à l’issue de sa mission que le véritable problème était la diminution de la capacité de la société à résoudre les problèmes, non pas au sens technique, mais au sens de la diminution de la volonté et de la capacité des individus et des institutions à se rencontrer et à discuter, à délibérer non seulement sur leurs propres intérêts mais aussi sur les désirs et les idéaux, à formuler et à relever ensemble les défis, et à imaginer ensemble de nouveaux arrangements fructueux.
Borstlap a donc compris que sa tâche n’était pas de concevoir les remèdes mais d’initier un processus thérapeutique global.
C’est pourquoi, à « Socires », nous avons été si heureux de la réponse que Borstlap a donnée lorsqu’on lui a posé la question :
« Quels conseils souhaitez-vous donner à toutes les parties concernées ? » Et sa réponse qui résume tout a été: « Se voir les uns les autres.» En tant que société, nous avons progressivement perdu notre capacité à résoudre les problèmes de société au cours des cinquante dernières années, en raison des systèmes de régulation anonymes que nous avons mis en place, tant du côté de l’État (surtout l’État providence) que du marché (surtout le néolibéralisme).
Pour ce qui concerne notre institut, il est révélateur que dans notre travail nous citions régulièrement Emmanuel Mounier : « Le point de départ central du personnalisme est l’existence de personnes libres et créatives. (…) Rien n’est plus contraire à cela que le recours, si largement soutenu aujourd’hui, à un système de pensée et d’action qui fournit automatiquement des solutions et des recommandations, qui paralyse ainsi tout processus de recherche, et qui protège les personnes de l’agitation, du tâtonnement et du risque » (extrait de Le Personnalisme, 1949, p.8). Ce qui rend la rencontre, les relations et le dialogue superflus, ajouterions-nous.
Ce que Mounier avait déjà remarqué dans les années 1930, c’est que nous aimons développer des systèmes qui fournissent automatiquement des solutions (comme les systèmes étatiques ou le marché des capitaux, par exemple) et qui rendent superflus la rencontre, le dialogue, les relations -impliquant l’imprévisibilité, le risque, la déception, la blessure, mais développant aussi la reconnaissance, l’appartenance, la confiance- et la formation personnelle, mais que c’est précisément cette prédilection qui a des conséquences désastreuses pour les personnes et la société, tandis que les systèmes eux-mêmes se décomposent et se pervertissent.
Seule une société qui résout les problèmes (c’est-à-dire qui traite ses situations problématiques) de telle manière que, dans ce processus, elle renforce également la capacité de résolution de problèmes, seule une telle société sera une société durablement viable.
Structures de rencontre et capacité de résolution de problèmes
Un arrangement institutionnel viable doit être une structure de rencontre dans laquelle les problèmes sont abordés de telle manière que les parties concernées se rencontrent, reconnaissent et développent à la fois leurs propres talents créatifs, moraux et sociaux et ceux des autres. Un tel arrangement permet non seulement d’obtenir de meilleurs résultats mais aussi de se renforcer continuellement, et il ne pervertira pas comme les systèmes automatiques du marché et de l’État. Ces derniers peuvent très bien convenir aux routines quotidiennes – et doivent alors être régulièrement réajustés – mais pour les vrais problèmes, les choix importants, les grandes questions de conception de la société, nous avons besoin de dispositions différentes.
Ainsi, ce que nous essayons de faire à l’institut Socires, c’est de concevoir et de mettre en œuvre des processus abordant certains problèmes très complexes mais vitaux (tels que finances, travail et environnement) dans lesquels nous rassemblons les principales parties prenantes dans des processus de dialogue dits « transformatifs » (cf. David Bohm) dans lesquels les participants se transforment eux-mêmes, les uns les autres et le monde, tout en développant ainsi de nouveaux arrangements pour des personnes qui s’épanouissent et une société qui se dynamise.
Nous avons identifié le secteur financier parce que nous ne pouvons pas laisser l’affectation de notre épargne, c’est-à-dire les décisions qui déterminent ce qui est investi et ce qui ne l’est pas (ou plus) – donc ce qui sera et ce qui ne sera pas – à la spéculation sur le marché boursier, le casino du marché des capitaux.
De même, nous ne pouvons pas laisser l’avenir du travail et des revenus des salariés dans les mains du marché, aux coalitions éphémères entre les partis politiques, ou aux positions rigides des institutions.
Enfin, dans notre petit pays, nous ne pouvons pas laisser le sort de la nature et du paysage à la merci des résultats des luttes de pouvoir entre des groupes d’intérêts particuliers, des propriétaires terriens, des politiciens municipaux ou nationaux et autres.
La Haye, Février 2021