Lors de la remise des diplômes AgroParisTech il y a quelques semaines, un groupe d’étudiants a lancé un appel à déserter les voies traditionnelles ouvertes par l’obtention de ce diplôme.
Ce discours largement relayé a suscité à la fois l’enthousiasme et de vives critiques.
Il reflète les inquiétudes et les espérances d’une part de la jeune génération, inquiète de ce monde en feu dont elle hérite, trépignant devant ce qui paraît être l’inaction d’un système qui ne cesse d’alimenter une catastrophe inéluctable.
Lors de la 95e Rencontre des SSF en novembre dernier, cette exacte question avait été posée à Olivier Abel ; faut-il quitter le système en se mettant à la marge du monde ou le transformer de l’intérieur ? Olivier Abel disait qu’il avait pour sa part 15 ans en 1968 et que les mêmes débats et tiraillements se présentaient alors. Le rapport du club de Rome publié en 1972 sur les limites à la croissance avait engendré un même sentiment de révolte que nous pouvons connaître actuellement, et les jeunes gens étaient persuadés d’avoir blessé le capitalisme à mort, ce en quoi ils se sont entièrement trompés.
Aujourd’hui, « ce qui nous ravage, disait Olivier Abel, c’est d’un côté une éthique de conviction qui est toujours à l’extérieur toujours plus radicale mais du coup prise de moins en moins au sérieux par le politique, et un politique qui se prétend responsable et sérieux. […] Alors que ce que nous devons faire c’est mettre la question écologique en tête de nos priorités et revoir l’ordre de nos questions. »
Et Olivier Abel d’enjoindre à s’investir au sein de la démocratie pour œuvrer au bien commun sous l’œil de Damien Carême qui avait magistralement montré, au cours de cette même table ronde, la façon dont un maire possédait encore le pouvoir de « changer la vie » des habitants.
Olivier Abel a raison, la démocratie a besoin de personnes engagées pour la faire vivre. Les problèmes structurels que nous connaissons en France (et le sentiment d’abandon que peut refléter une partie du vote de l’extrême droite) ne se résoudront pas par le déni ou le délaissement mais par un véritable désir de chercher ensemble des solutions. Et cette coopération est parfois frustrante de lenteur.
Mais (car il y a de nombreux mais) – et les amis du christianisme social y seront sensibles – ces jeunes diplômés d’AgroParisTech mettent également en avant une volonté d’abandonner privilèges et confort pour prendre soin de ce monde si blessé, pour plonger dans un labeur qu’ils n’étaient pas forcés de partager. Tiendront-ils une vie ? Nous n’en savons rien. Mais des Simone Weil et des Madeleine Delbrêl ont bien, elles aussi, fait le choix de la radicalité quand d’autres voies leur étaient proposées. Et elles ont contribué à façonner le christianisme social et son éthique de l’engagement.
Le philosophe Emmanuel Mounier écrivait : « Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables et sur des causes imparfaites. Refuser pour autant l’engagement, c’est refuser la condition humaine ». Le pire serait, comme le pointent très justement ces jeunes agros, de se laisser insidieusement rattraper par un système que l’on s’était promis de changer, de s’installer dans un confort qui nous happe, et d’abandonner peu à peu cette si haute condition humaine qu’est l’engagement.
Ces jeunes posent donc une question très pertinente à ces figures adultes un peu sérieuses, persuadées de changer le monde depuis l’intérieur du système. Le font-elles vraiment ? Le font-elles encore ? L’idéalisme de la jeunesse est aussi là pour pousser les autres générations à ne pas s’enliser, pour participer, grâce ou malgré sa radicalité, à faire bouger les lignes, à interroger ce qui nous semblait, l’instant d’avant, immuable, peine perdue. On l’a bien vu avec les manifestations pour le climat : si le monde change, ce n’est pas seulement à force d’échanges polis et retenus.
Alors, peut-être qu’en abandonnant un peu nos retranchements respectifs, nous pourrions nous demander de quelle façon cette tension système-hors système pourrait devenir une tension féconde? Comment le jeune et le vieux, la communauté et l’universel, la Zad et l’Etat pourraient, à l’écoute les uns des autres, tracer la voie d’un avenir soutenable et fraternel ?
Marie Leduc Larivé, Semaines sociales de France