Par Michel Camdessus
Conclusion de la session 2004 des Semaines Sociales de France, « L’Europe, une société à inventer ».
MICHEL CAMDESSUS, président des Semaines Sociales de France
Cher Envoyé Spécial du Saint-Père, Cher Cardinal Etchegaray, Chers Amis,
Voici le moment venu de conclure. Il y a cent ans, nos fondateurs se jetaient à l’eau : les Semaines sociales naissaient à Lyon ; ils avaient compris que devant ce que Léon XIII appelait la question sociale, les laïcs chrétiens devaient s’engager à la lumière du message, de la Parole reçue. Aujourd’hui, la question sociale est devenue mondiale, mais la même Parole nous interpelle, toujours nouvelle.
Laissez-moi commencer en vous remerciant vous tous qui nous avez aidés dans l’organisation de cette fête et de cette rencontre, vous tous surtout qui êtes venus de loin pour la vivre avec nous. Mgr Homeyer disait hier que nous vivons un « tournant historique ». S’il y a eu un tel tournant, il est dû à vos encouragements pressants nous invitant à prendre le risque de cette rencontre, à votre amitié, à votre attention au mûrissement de ce projet. Encore fallait-il qu’il se concrétise et c’est votre venue et votre participation vibrante qu’ils l’ont réalisé ; et permettez-moi de dire une mention spéciale de la délégation italienne qui, sous l’enthousiasme et la profondeur de ses propositions, l’a tellement enrichi, même si elle n’est pas à la tribune ce matin.
Que dire à chaud de ces quatre jours vécus ensemble ? Nous en revenons changés.
Nous en revenons avec une grande fierté d’Europe, fierté d’appartenir à ce que le Premier Ministre Dieter Althaus a appelé une communauté de valeurs, mais aussi à une famille, dont nous connaissons un peu mieux désormais la diversité des visages, des cultures, des modes de pensée et d’expression et avec elle évidemment la merveilleuse diversité nationale et oecuménique des visages du christianisme social. Nous en revenons avec une irrésistible envie d’Europe. Nous sommes une famille enfin réunie et dont les membres sont avides de se reconnaître, de faire revivre toute la richesse de leur héritage et de cheminer ensemble.
Nous en revenons changés parce que vous nous avez donné un formidable « coup de jeune » en secouant nos torpeurs et préjugés, en nous invitant à poursuivre ce périple sur ces nouveaux chemins que nous ouvrons en nous mettant en route. »Coup de jeune » aussi grâce, précisément, aux jeunes qui nous ont accompagnés et nous précèdent sur ce chemin du plus d’Europe. Un merci tout spécial à eux en espérant qu’ils continueront à avancer et à nous secouer.
« Coup de jeune » enfin parce qu’il est bien clair que vous ne voulez pas être sur la défensive, mais être -dans tous les domaines où se joue l’avenir de l’homme- des forces de propositions et des porteurs d’espérance, prêts à prendre de nouvelles responsabilités, qu’il s’agisse de l’environnement, de la formation continue, du combat contre l’exclusion que vous voulez mener, non pas tellement pour les exclus mais mieux, avec eux et à leur initiative…
Dire cela, c’est évidemment affirmer que, pour chacun de nous, l’Europe ne pourra plus être un « machin bureaucratique » mais une dimension précieuse de notre identité ; un lieu de démocratie participative et d’œcuménisme exigeant et fraternel ! Je puis donc me hâter de répondre à l’interpellation de Mgr Ricard. L’institution centenaire des Semaines Sociales de France -après ce « coup de jeune »- sera évidemment européenne ou ne sera plus. Nous devons prendre hardiment ce virage ; cela n’enlèvera rien, d’ailleurs, aux méthodes d’observation et de réflexion sérieuse, de dialogue et de recherche de propositions novatrices que nous avons, sur les pas de nos fondateurs, développées jusqu’ici.
Sur notre Europe, vous avez formulé des messages tous teintés de la diversité de vos expériences et de vos histoires, mais ils convergent sur quelques observations fortes qui sautent aux yeux : l’Europe est à un tournant. Voici que s’ouvrent des perspectives prometteuses pour elle et pour le monde. Mais la construction est fragile : rien n’est acquis, tout peut s’ensabler. Son destin est entre nos mains. Les messages des forums sont, à mon sens, très explicites à ce propos. Vous venez de les entendre. Je ne les répète pas, mais laissez-moi souligner quelques conclusions particulièrement riches de sens ou particulièrement concrètes, ou simplement qui m’ont tout spécialement frappé ce matin.
Parlons de la famille – Ne devons-nous pas retenir que, s’il n’y a pas de politique européenne de la famille, nous devons au moins faire en sorte que chaque fois qu’ils s’apprêtent à légiférer, nos législateurs soient amenés à se demander : « Cette nouvelle mesure est-elle « family compatible », c’est-à-dire respecte-elle, protège-t-elle les familles et surtout les plus vulnérables d’entre elles, fussent-elles monoparentales ou simplement familles nombreuses ?
C’est là que commence une « social inclusive strategy » dont Fintan Farrell vient de parler. Une stratégie qui doit se négocier non à vingt-cinq mais à vingt-six, avec le vingt-sixième État, l’État dans l’État des 17 millions de chômeurs. Ce modèle social européen dont Romano Prodi nous a dit qu’il était si difficile à mettre en place. C’est là que se joue un véritable développement durable dans cette circularité positive entre la cohésion sociale et la croissance de l’Europe, l’une étant la condition du renforcement de l’autre dans le respect de la création et celui des générations futures. Cela, évidemment, implique des choix que trop souvent nous éludons, préférant régler nos problèmes par l’endettement et donc en empilant sur les épaules de nos enfants des dettes qui ne sont que le reflet de nos insouciances ou de la facilité.
La paix est évidemment, avec le partage, le domaine où la vocation mondiale de l’Europe est la plus affirmée. S’il est bien vrai que la vocation du christianisme social est de s’attaquer au mal à sa racine, la paix -cette découverte du don de Dieu face à la violence tapie aux portes de nos cœurs- devient évidemment une de nos préoccupations premières.
Ici, beaucoup de suggestions fondamentales ont été faites, à commencer par celles d’œuvrer de toutes nos forces à poursuivre le travail entamé il y a soixante ans et si vigoureusement enrichi depuis le 9 mai 1950 pour fonder, sur le droit et le soutien au plus faible, l’ordre international. Cela par l’action de nos églises et de nos organisations de la société civile, en complémentarité des actions diplomatiques, et ici laissez-moi dire notre admiration pour ce qu’ont su inventer nos amis de Sant’Egidio. Cette action doit être aussi un soutien à la création et au renforcement des juridictions internationales tellement, sans leur action, il ne peut y avoir de vraie réconciliation.
Que l’Europe soit aussi un soldat efficace de la paix ! Mais gardons-nous de la rhétorique creuse face aux seigneurs de la guerre. Contribuons aux forces internationales de la paix mais donnons-leur les moyens nécessaires, militaires et politiques de faire puissamment, efficacement, humainement leur travail.
Et puis, innovons hardiment. Soyons prêts à réunir nos voix et nos sièges aux Nations Unies ou dans les organisations de Bretton Woods. Soyons prêts à dégager de nouvelles ressources pour financer les biens publics mondiaux, en commençant par taxer le commerce des armes. Et pourquoi ne proposerions-nous pas que les jeunes Européens aient la possibilité, sur la base du volontariat, d’effectuer une année de service civil ? Elle leur permettrait d’expérimenter concrètement le défi du vivre ensemble et du partage avec le monde. Cette année devrait être reconnue et validée dans leur formation et cela implique que nous soutenions l’adoption rapide du statut européen du volontariat.
Et enfin, continuons notre tâche d’éveilleurs et d’éducateurs comme parents mais aussi plus généralement, pour aider nos contemporains à prendre en main le monde dans lequel ils vivent. Et ici je voudrais saluer les efforts dans ce pays -mais j’imagine qu’ils se développent aussi dans d’autres- pour lancer les Assises Chrétiennes de la Mondialisation.
Pour cette Europe qui, face à la pauvreté chez elle et dans le monde, doit être reconnue comme chrétienne au partage du pain, gardons tous à l’esprit et au cœur l’adresse inspirée à l’Europe de Jean-Claude Petit et ce message que les jeunes ont fait défiler à l’écran : « Resserrons notre partenariat avec l’Afrique », un partenariat vrai qui commence par la parole tenue ; gardons sous les yeux les objectifs du millénaire ; ils sont notre parole, veillons à ce qu’elle soit tenue.
Oui, faisons de l’Europe -comme le disait Pascal Lamy- une bonne nouvelle ; faisons qu’elle devienne ce que les Constituants en ont dit : « Un espace privilégié de l’espérance humaine ». Il y a mille obstacles à abattre, des habitudes à changer… Apportons à nos États essoufflés l’oxygène de nos rencontres. Pratiquons l’espérance. La vertu non pas des optimistes béats, mais des hommes et des femmes forts, forts parce qu’ils savent leur faiblesse, habités de la force qui vient de leur fraternité et comme Mgr Monsengwo nous l’a rappelé, celle qui vient de leur participation à l’Eucharistie de leur Seigneur. C’est elle qui va nous rassembler maintenant. C’est là que nos rencontres culminent et c’est de là que nous partons plein de joie et d’espérance vers les grands espaces des chantiers du nouveau siècle. Un mot encore, simplement, pour passer la parole et le relais à nos amis du ZdK, à leur Secrétaire général, Stefan Vesper.
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