Notre conscience politique se nourrit de la gravité des défis que nous affrontons. Défis dans le temps, immédiats : l’inflation, le sous-emploi, à moyen terme : l’équilibre de notre couverture sociale, ou dans la durée : les mutations climatiques. Défis dans notre espace : cohésion nationale, cohésion européenne, retour de la guerre près de nous.
Pour autant le débat politique est aujourd’hui atterrant : le spectacle bouffon donné à l’Assemblée Nationale à propos des retraites permet a posteriori aux abstentionnistes de revendiquer leur choix. Et l’inexistence d’un débat stratégique sur l’Ukraine, ou la marginalisation du débat institutionnel sur les crises environnementales, quand le monde associatif est si riche d’analyses et de propositions contradictoires, créent un vide bruyant, que le dynamisme des réseaux sociaux ne remplit pas : ça cause oui, mais sans autre résultat que d’influencer les sondages, au rythme contradictoire de modes bien nourries par les lobbys.
Ce constat redonne toute sa place à la nécessité de l’engagement politique, « forme la plus haute de la charité » nous a rappelé le Pape François en mai dernier, mais aussi à l’affirmation des racines spirituelles de nos engagements ; et de fait la laïcité n’est plus interprétée comme un devoir de censure : le croyant peut dire sa foi. Comme l’avait dit le Président Hollande au CESE en 2015 lors du Sommet des Consciences: « J’ai lu Laudato Si, ce texte est important ». Fratelli Tutti reçoit aussi un accueil large. Mais la tension entre chrétiens, pour ne parler que d’eux, est brûlante : A la gauche du Christ, ou A la droite du Père ?[1]
Si l’expression « cathos de gauche », posture liée à une géographie politique datée, a bien vieilli, l’affirmation du lien entre socialisme humaniste et christianisme social garde tout son sens et sait à nouveau se faire entendre. A droite, et à l’extrême-droite, le lien entre racines chrétiennes et choix politique est à nouveau revendiqué avec force autour du thème de « l’identité ». Ces ancrages politiques renouvelés et composites peuvent générer des tensions terribles qui déstabilisent les communautés : disputes, exclusions, mépris… Alors même que les institutions religieuses peuvent être aujourd’hui marginalisées dans le pays, les chrétiens reproduisent-ils entre eux le tumulte inefficace qui domine le débat ?
Plusieurs règles de base devraient pouvoir y remédier ; d’abord un constat : l’engagement spirituel nourrit l’engagement politique, mais un camp politique ne peut être le lieu du sacré. Cette distance interdit toute réduction d’une vision spirituelle à un choix contingent, le christianisme n’étant pas un programme politique, et une idée politique n’étant pas une idole. Et puis l’Ecriture nous a appris à distinguer et à moquer toutes certitudes pharisiennes ; elle nous rappelle aussi la valeur de la discrétion, posture à suggérer aux croyants de tous bords : proclamer pour mieux s’affirmer nuit à l’efficacité de l’action et empêche ce nécessaire dialogue entre les acteurs politiques.
Le questionnement, le doute parfois, sont des moteurs dans l’engagement politique. Paul Ricoeur nous rappelle la nécessité de trouver la juste mémoire et l’exigence éthique qui sous-tend des institutions justes[2]. Cela conduit à respecter une méthode : capacité à écouter l’autre et son récit, malgré la tension politique, locale ou nationale, malgré la brutalité de la lutte . Et le mot « écoute » est faible, c’est de l’attention à l’autre, de l’effort pour le comprendre, de la capacité au dialogue, fondement du lien social, dont il s’agit y compris dans le combat pour le pouvoir. Les jeunes générations peuvent estimer que seule la radicalité dans l’action permet de répondre aux défis contemporains, encore faut-il que la violence ne détruise pas ce lien social, et qu’aucune idéologie ne travestisse la réalité.
Au moment où le tragique annoncé oblige à recomposer les problématiques politiques, être chrétien n’aplatit pas nos différences d’analyse, ou les différences d’intérêt de ceux que nous entendons représenter, mais le lien entre démocratie et spiritualité implique la défense du débat républicain, ce bien commun.
[1] D. Pelletier, JL Schlegel, A la gauche du Christ, Seuil, 2012 ; A la droite du Père, F. Michel, Y. Raison du Cleuziou, Seuil, 2022.
[2] Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, travaille notre rapport au temps et à l’histoire et souligne l’inquiétant spectacle que donne trop de mémoire ou trop d’oubli.
Philippe Segretain, administrateur des SSF