Fin de vie : lettre ouverte aux députés et sénateurs 04.06.2024
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La famille est le fait social le plus ancien de l’humanité. Le modèle familial de nos sociétés occidentales imprégnées de christianisme est fondé sur le couple formé par un homme et une femme qui s’unissent librement pour la vie entière, et dont l’union, reconnue par la société au moyen d’un acte officiel, le mariage, a entre autres buts majeurs, celui de mettre des enfants au monde et de les éduquer.
Aujourd’hui ce modèle est plus ou moins mis en question. Certes il est toujours largement dominant. Mais la baisse de la nuptialité, l’augmentation des divorces, la diminution de la natalité et la part croissante des naissances hors-mariage, la progression du nombre des familles « monoparentales » ou « recomposées », manifestent la fragilité de plus en plus grande du modèle traditionnel. Cette évolution n’est pas propre à la France.
Et pourtant la famille est jugée plus que jamais comme un lieu d’amour, où l’on se trouve bien. De toutes les institutions, elle est regardée comme la plus solide.
La relation entre l’homme et la femme a connu dans les décennies récentes une évolution décisive. D’une situation de relative dépendance, la femme est passée à une situation de liberté, et c’est là un progrès majeur. Parallèlement l’amour a pris une importance quasi exclusive dans la rencontre entre l’homme et la femme. L’Église peut d’une certaine façon s’en réjouir, elle qui a joué un rôle essentiel dans cette promotion de la liberté de choisir fondée sur l’amour. Mais les autres dimensions de la rencontre homme-femme et surtout du projet de vie commune la prolongeant n’ont plus leur juste place. Tandis que l’environnement social, considérant que la relation au sein d’un couple ne relève plus que du domaine privé, ne favorise plus, comme il le faisait jadis, la pérennité de la vie commune.
Ainsi la durée du couple n’est-elle plus attendue que de la durée du sentiment initial. Or ce sentiment repose seulement sur l’image que chacun s’était faite de l’autre. Quand un jour un des membres du couple ou chacun d’eux découvre l’autre dans sa vérité, il a le sentiment d’être devant un étranger ; l’amour ne suffit plus, on considère facilement que l’on s’est trompé, et l’on se sépare. Le divorce s’est ainsi banalisé, les médias jouant leur rôle dans ce drame par leur tendance à normaliser toute forme de couple.
L’observation de cette fragilité, malgré les témoignages positifs de nombreux couples de tous âges vivant une union heureuse dans sa double dimension infime et sociale, pousse bien des jeunes à différer, voire à refuser le mariage, officialisation publique et en principe irréversible de leur relation.
Beaucoup vivent ensemble avant le mariage, espérant ainsi « tester » la solidité de leurs liens. L’accent mis par notre société et par les médias sur l’importance de la relation sexuelle dans la vie de couple les y pousse : certes il est juste de valoriser cette relation, mais pas d’en faire le test de la qualité de la relation homme-femme.
De nombreux couples vont plus loin : ils refusent l’idée même d’un engagement définitif, que ce soit devant la société ou devant Dieu. Pour beaucoup, c’est par absence de projet à long terme ou même refus d’en bâtir un, par manque de confiance dans leur avenir amoureux et souvent économique. Pour certains même, c’est parce qu’ils sont convaincus que cette officialisation de leur relation n’apporte rien à leur vie affective, qui seule leur tient à cœur.
Certes il est aussi des couples qui se marient malgré l’évidente fragilité de leurs liens. Trop souvent alors l’échec les attend.
C’est que la relation conjugale n’est pas le « copinage ». Elle doit naître de la décision réfléchie d’un engagement mutuel qui se veut définitif, quoi qu’il arrive. Celui-ci doit avoir d’autres motivations que de pur attrait affectif, et tirer au quotidien sa force d’une autre source. Sa solidité naîtra au fil du temps du désir de chacun pour l’autre, cet inconnu vers lequel il veut aller, en reprenant et prolongeant la démarche accomplie naguère par ses propres parents. C’est ce que chacun de nous a reçu de ses père et mère qui, lui permettant de les quitter, le rend capable de donner sa foi et sa parole à un (ou une) inconnu(e). Cette loi de séparation et de continuité, qui a toujours existé, est plus nécessaire aujourd’hui où l’appui de la société à la fidélité de ses membres s’est fortement émoussé.
Le mariage est ainsi l’union de deux personnes qui, à partir d’un attrait affectif, mais au-delà de lui, s’associent pour bâtir ensemble. Le relation riche et complexe qu’elles établissent, la lente rencontre de l’autre, le désir de durer, donnent peu à peu un « plus » à chacun des deux. Leur activité de création commune, dont la procréation puis l’éducation des enfants est une composante essentielle mais non exclusive, les aidera au fil des jours, même si la vie transforme parfois considérablement leur projet initial, à cimenter leur union. Si l’un d’eux ou tous les deux sont croyants, c’est une dimension sacrée qui s’introduit dans leur relation ; pour les chrétiens, le Christ lui-même donne un sens à leur rencontre, à leur projet, à leur cheminement.
Il ne faut pas croire ces perspectives inaccessibles. Mais leur réalisation suppose une préparation et un accompagnement : l’éducation des jeunes, dès l’enfance et au cours de l’adolescence, à tout ce qui est beau dans l’amour, y compris par la projection dans l’imaginaire (il y a de beaux romans d’amour…) ; une valorisation du mariage civil et plus largement d’une insertion active dans la vie collective ; une préparation au mariage qui soit de qualité, et qui, sans mettre a priori la barre trop haut pour tout le monde, fasse réfléchir en profondeur à ce qu’est le véritable amour dans toutes ses dimensions et aux responsabilités qu’il implique ; sur le plan chrétien un accompagnement en vérité prenant au départ la forme, pour certains, d’une démarche en quelque sorte catéchuménale ; enfin, tout au long des années de vie commune, une insertion dans des communautés chrétiennes vivantes et une formation permanente à l’amour conjugal, dans laquelle le temps consacré à l’autre, y compris la gestion des mésententes, doit trouver une assez large place.
La procréation est le fruit de l’union du couple. Mais le désir d’enfant ne vient pas que de nous. Il vient d’une zone inconnue de nous-mêmes, où se situe le mystère de l’homme et de sa relation à Dieu. L’homme et la femme sont dépositaires de cette fonction créatrice. Consciemment ou non, ils prolongent le pouvoir créateur de Dieu.
Ainsi la procréation, même pour le non-croyant, à plus forte raison pour le croyant, est un phénomène majeur, où se cherche et s’exprime le sens de l’existence : donner la vie, c’est ne pas mourir ; être fertile donne de soi une image valorisante ; la possibilité même d’enfanter est un lien puissant pour le couple ; la mettre en œuvre est un des rares moments de l’existence où l’homme peut percevoir en lui une sorte de relation au sacré. Les dimensions de l’enfantement sont aussi sociales : un couple n’a pas un enfant pour soi d’abord, mais pour lui, et, au-delà de lui, pour la collectivité dont font partie ceux qui l’engendrent et dont il sera participant actif ; cette collectivité d’ailleurs reconnaît l’enfant et reconnaît sa famille.
Malgré son sens et sa grandeur, la procréation était naguère encore autant subie que voulue. Le grand changement des décennies récentes est qu’aujourd’hui les époux veulent être seuls à décider d’être parents, et que la science a mis au point des techniques leur permettant de faire ce choix. L’Église n’est pas opposée à ce volontarisme : son message, exposé dans les conclusions du Concile Vatican Il et dans les textes actuels du Magistère est d’abord une invitation à une paternité et à une maternité responsables, c’est-à-dire raisonnables mais généreuses et non pas égoïstes : aux couples est ainsi proposé un idéal d’épanouissement, de joie de vivre, un témoignage d’amour et d’harmonie ; en même temps qu’une maîtrise raisonnable de leur fécondité leur est suggérée l’acceptation d’une certaine part de risque, à tout le moins d’inattendu, comme d’ailleurs en d’autres composantes de la vie de couple. Il est essentiel que les choix en ce domaine soient faits en commun par les deux conjoints : naguère la femme était trop souvent absente de ce choix ; aujourd’hui c’est plutôt le cas de l’homme, et cela n’est pas meilleur.
Sans doute n’a-t-on pas assez mesuré la nouveauté de cette mise en lumière par l’Église de la responsabilité des couples en matière de procréation, tant les regards sont restés fixés sur la seule question des méthodes. Sans doute aussi devrait-on prendre davantage conscience à ce sujet de l’a priori accueillant qu’a manifesté l’Église, par la parole de Pie XII et de ses successeurs, devant tout ce qui peut contribuer à la santé et au bien-être humain. C’est un fait que malgré cela il est difficile aux chrétiens de dépasser l’opposition « permis/défendu » dans l’enseignement de l’Église. S’il est clair pour tous que l’avortement est inacceptable – ce qui n’empêche pas le respect et la compréhension du problème de conscience que posent certains dilemmes dramatiques -, plus délicat est le problème des comportements en matière de régulation scientifiquement assistée des naissances. Les positions du Magistère invitent en tout cas les époux, avec l’aide des théologiens et à partir des expériences diverses, positives et négatives, de foyers chrétiens, à approfondir la réflexion sur les liens complexes entre sexualité et procréation, la différence entre l’intervention directe sur le corps et un échange signifié et parlé entre les conjoints, et les précautions à prendre pour que ce soit toujours la technique qui soit mise au service de l’homme – dont la » nature » est corps et esprit – et non pas la relation humaine qui soit soumise à la technique. Sans doute aussi faut-il tenir compte du vécu de chaque couple et du nécessaire respect du cheminement des personnes, auquel renvoie la « loi de gradualité » dont a parlé le Synode de 1980 sur la famille et qu’a retenue Familiaris consortio. Ce qui est essentiel en tout cas, c’est la qualité et la vérité de la relation entre les conjoints, dont aucune dimension ne peut être impunément occultée.
Dans certains cas, le problème qui se pose aux couples n’est pas celui de la régulation des naissances, mais celui de l’infertilité. Sans que les personnes concernées puissent invoquer une sorte de « droit à l’enfant », – car l’enfant doit être attendu pour lui-même, et pas simplement pour combler un manque – il faut comprendre leur souffrance. Quand est alors envisagée une solution comme la PMA ou l’adoption, il ne suffit pas que les deux membres du couple soient d’accord ; il faut aussi que chacun d’eux ait été écouté par toutes les personnes qui interviennent dans la mise en œuvre d’une réponse à leur demande. La PMA pose des problèmes d’éthique qui expliquent les graves réserves de nombreux généticiens et médecins, et celles de l’Eglise ; c’est tout de même l’insémination artificielle avec le sperme du conjoint qui en soulève le moins. Quant à l’adoption, elle doit être considérée comme une réponse d’amour à la détresse d’un enfant sans parents ; pour qu’elle ait de bonnes chances de réussir, il faut que l’histoire de chacun des protagonistes respecte celle des autres. Enfin, il ne faut pas oublier qu’un couple privé d’enfants, tout comme un célibataire, consacré ou non, peut avoir une remarquable fécondité spirituelle et sociale ; on en connaît d’admirables exemples.
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