Entre personnes qui se pensent à l’abri de la pandémie la question, plutôt murmurée qu’affirmée, est fréquente, « n’en ferait-on pas un peu trop ? ». Le sentiment d’être politiquement incorrect peut limiter le développement de l’argument mais un sourire entendu sert de conclusion : malgré la sévérité de cette crise sanitaire, elle n’est ni la première à nous toucher récemment ni la plus forte, et ses conséquences sociales seront aggravées par l’exclusivité médiatique dont elle bénéficie.
Arrêtons-nous un instant sur les chiffres que rappellent Bernard- Henry Lévy dans son bloc-notes du Point du 9 Avril dernier :
- 1968, la grippe « de Hong Kong » fait un million de morts, dont trente mille en France.
- 1958, la grippe « asiatique », deux millions de morts, dont vingt-cinq à cent mille en France
A l’époque pas de débats publics largement diffusés sur un confinement, ou sur toute autre mesure de limitation de la liberté individuelle. Peu, voire pas de traces subsistent de ces drames dans la mémoire collective, et l’écrivain talentueux, comme les personnes citées plus haut, de s’interroger sur les conséquences des choix des médias aujourd’hui dans leur « griserie auto réalisatrice ».
Malgré quelques pistes de réflexion lancées pour comparer, il y a cinquante ans et aujourd’hui, le prix attaché à la vie et celui attaché à la défense de nos libertés, ce sont bien les choix stratégiques des medias qui sont visés : leur concentration exclusive sur la crise sanitaire nourrit la crise sociale.
La faiblesse de l’argument tient moins dans l’absence d’effort pour mesurer ce que serait un traitement équilibré, que dans l’oubli des vides, des questions partagées qui donnent cette ampleur à la crise sanitaire dans nos angoisses. En 1958 le sujet était la reconstruction nationale après les déchirures liée à a décolonisation. En 1968 la revendication du droit immédiat à tout passait de la sphère privée à la sphère économique et politique. Ces virus ? Des accidents de l’histoire !
Aujourd’hui la toile de fond est très différente, la génération Ladauto si se situe dans un monde ouvert qui s’interroge, ainsi le lien entre mondialisation et cheminement de la pandémie est une banalité, le lien entre le manque de respect de la nature et la diffusion des virus est moins clair mais ce débat est ouvert. Et d’autres signes apparaissent, signes positifs qui traduisent nos doutes, nos remises en cause : la pollution, les émissions de CO2 , auraient baissé depuis deux mois, certes de manière limitée, mais cette évolution nous permettrait d’ approcher d’objectifs qui semblaient inatteignables. Bien sur nous sommes tentés de nous concentrer sur les ruptures avant/après mais les mutations seront plus intéressantes à cerner en travaillant et les prises de conscience antérieures, encore cachées , et les vides ressentis.
La pandémie et sa gestion, des révélateurs ?
Depuis deux ans les Semaines sociales ont choisi de travailler sur « Comment refaire société ». Conscience partagée entre personnes engagées que le Bien commun devait être renommé, redéfini, avant de pouvoir se battre pour le défendre. Nous avons vécu des crises sanitaires dramatiques, qui n’ont pas brisé des dynamiques politiques ou économiques, et si, aujourd’hui, ce virus nous a mis à l’arrêt si facilement cela pourrait avoir un lien avec notre désir encore inégalement exprimé de lever le pied, de cesser de courir, de repenser l’objectif.
Loin de se concentrer sur le seul traitement statistique de la crise sanitaire, si documenté par les médias, l’opinion publique est aujourd’hui réceptive au travail sur le sens. A commencer par le sens de l’action commune, comme elle le montre spontanément au bénéfice des soignants.
—-
Philippe Segretain, administrateur des Semaines sociales