Santé publique : changer le regard

Pour la première fois depuis la création du conseil scientifique Covid, les positions prises par ses membres dans diverses tribunes s’inscrivent dans deux voies différentes : tandis que certains appellent à un reconfinement strict et rapide pour espérer mettre un coup d’arrêt à l’épidémie, cinq d’entre eux, dont le président de ce conseil, appellent à un nouveau « contrat social », entérinant qu’il va falloir vivre avec ce virus et ses variants et proposant une nouvelle voie fondée sur la responsabilisation des plus à risque, pour pouvoir assouplir la situation des autres. Ce qui se joue actuellement au sein de ce conseil est en fait l’émergence d’une voix de santé publique face à la voix essentiellement épidémiologiste qui s’est fait entendre jusqu’ici.

La gestion majoritairement bio-médicale de la crise Covid en France a été abondamment critiquée et on a pu entendre ou lire que cette gestion révélait la faiblesse de la santé publique en France. Mais qu’est-ce que la santé publique ? (Hormis aux étudiants de médecine pour qui c’est une spécialité d’internat (pas la plus demandée d’ailleurs), le terme parle peu.

Pour ceux qui cherchent une réponse à cette question, je recommande vivement la lecture d’un petit ouvrage très pédagogique de Didier Fassin (1) , anthropologue et médecin, qui s’intitule « Faire de la santé publique (2) ». A partir de l’exemple du saturnisme infantile, il montre comment une maladie devient (ou pas) une question de santé publique, les acteurs et les mécanismes à l’œuvre, au passage il déboulonne quelques fausses évidences, et parvient à une conclusion qui éclaire bien le temps que nous vivons.

La santé publique n’est pas un sous domaine de la médecine.

Santé publique et médecine clinique sont deux domaines différents, par leurs objets et par leurs sujets. La médecine clinique soigne des maladies, dans une relation individuelle médecin-patient. La santé publique préserve la santé et s’adresse à des groupes, à des populations.

L’une et l’autre ont des origines différentes : c’est en Grèce que la médecine clinique prend son essor avec Hippocrate au Vème siècle avant Jésus-Christ, mais ce sont les Romains, bien moins avancés que les Grecs sur le plan de la médecine, qui vont mettre en place les premiers dispositifs sanitaires publics quatre siècles plus tard. Dans ce qui deviendra au XXème siècle « la santé publique » se décline le double souci d’hygiène publique et de médecine sociale (rendre accessible les soins aux populations les plus exposées et les plus pauvres). Ces deux efforts relèvent de ce que Didier Fassin appelle « le gouvernement de la vie », qui concerne les autorités politiques plus que les médecins. Pour améliorer l’hygiène publique, les politiques vont s’appuyer sur les savoir-faire des urbanistes, architectes, ingénieurs, afin de garantir des conditions de vie saines en particulier dans les cités. Développer des soins pour tous va demander de surveiller l’état de santé des populations ainsi que leurs besoins : c’est ainsi qu’apparaîtront les premiers registres civils de décès, pour mesurer les parts respectives des différentes causes de mortalité, travaux qui donneront naissance ensuite à la démographie et à l’épidémiologie.

Mais elle n’est pas non plus réductible à l’épidémiologie.

Au début du XXème siècle, avec Pasteur et la découverte des micro-organismes responsables des maladies infectieuses, l’épidémiologie devient une discipline reine. Mais dans les années 1980, plusieurs voix s’élèvent contre le « paradigme épidémiologique » axé sur les agents pathogènes et les facteurs de risque. Marcel Goldberg en particulier, économiste de la santé, conteste la pertinence de ce modèle dominant épidémiologique pour analyser l’influence des variables socio-économiques sur les phénomènes de santé. Ce modèle, fondé sur le principe de simplification propre à la démarche scientifique, considère chaque individu comme une unité statistique indépendante. Il analyse la forme et l’intensité de la liaison entre les diverses caractéristiques de l’individu (variables biologiques, socio-économiques, environnementales) sur le comportement ou l’état de santé de cet individu. Mais une telle approche a pour inconvénient de « méconnaître complètement l’existence des rapports sociaux dans lesquels sont produits les représentations, les comportements, les savoirs et les modes de vie (3) … » . Marcel Goldberg rappelle l’importance de comprendre la structure sociale au sein de laquelle vivent les individus pour comprendre leur rapport à la santé. C’était il y a 40 ans, et depuis, l’épidémie de VIH/sida a (on le croyait en tous cas) bien ancré la nécessaire articulation entre le bio-médical, qui permet les avancées techniques pour lutter contre la maladie, et la compréhension des enjeux sociaux et humains, indispensable pour guider l’action.

« Prendre le risque de faire de la santé publique, c’est tenter de comprendre la société dans son entièreté et sa complexité pour guider l’action en santé, et engager toute la société dans cette action. »

Ces leçons méritent sans doute d’être relues aujourd’hui. Prendre le risque de faire de la santé publique, c’est tenter de comprendre la société dans son entièreté et sa complexité pour guider l’action en santé, et engager toute la société dans cette action. Vaste programme, mais c’est au prix de cet inconfort que nous pourrons collectivement prendre soin les uns des autres. Car, “Faire de la santé publique, c’est ainsi – pour le meilleur et pour le pire – changer à la fois notre regard et notre intervention sur le monde” (Fassin, 2008)

Annabel Desgrées du Loû, Directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement

1. Didier Fassin tient la chaire de santé publique au collège de France cette année, ses cours (à partir du 14 avril 2021) sont disponibles sur https://www.college-de-france.fr/site/didier-fassin/course-2020-2021.htm

2. Didier Fassin, Faire de la santé publique, 2008, Editions de l’EHESP.

3. Marcel Goldberg, « Cet obscur objet de l’épidémiologie », Sciences sociales et santé, 1982, 1-1, p.55-110

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