Fin de vie : lettre ouverte aux députés et sénateurs 04.06.2024
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Je suis très heureux, très impressionné et ému de me trouver parmi vous parce que Jean Boissonnat m’a dit avant d’entrer : » Vous allez vous trouver au milieu de vos vrais lecteurs, et vous allez leur parler de votre vrai sujet, la violence. » Je suis persuadé que c’est vrai et parler de la violence est d’autant plus difficile pour moi que c’est en quelque sorte comme une espèce de rendez-vous que j’ai pris il y a quarante, cinquante ans, et aujourd’hui d’un certain point de vue on pourrait dire que l’heure décisive pour la violence est arrivée ou est toujours en train d’arriver. Gérer la violence c’est effectivement la façon dont je conçois les institutions humaines, à commencer par le religieux. Et j’ai l’impression qu’il y a un échec de l’anthropolgie moderne, cette anthropologie moderne qui a duré un siècle à peu près, entre 1850 et 1950, et qui s’intéressait beaucoup au religieux. Elle s’intéressait à la culture et a tout de suite compris que pour saisir la culture il fallait aller au religieux, et que le religieux archaïque, c’est essentiellement le sacrifice.
Donc l’anthropologie qui commence avec les Anglais. Tyler d’abord et ensuite deux grandes figures, Robertson Smith et Fraser avant lui, des gens comme Fraser, ont grandement contribué à la compréhension du sacrifice. Mais cette première anthropologie culmine dans de l’école de sociologie de Durkheim, qui a été un peu malmené par tout le monde, peut-être parce qu’il a dit quelque chose de terriblement profond, qui est que le religieux et le social sont un peu la même chose. Il n’a pas dit que c’était exactement la même chose, mais le religieux et le social sont dans un rapport d’intimité tel que dans le monde archaïque, on ne peut guère les distinguer. Et la plupart des lecteurs méconnaissent Durkheim. Les chrétiens lui reprochent souvent de réduire le religieux au social, et les chercheurs positivistes anglo-saxons ont dit le contraire. Ils ont dit que Durkheim réduisait le social au religieux. Ils en font une espèce de mystique.
Je crois que Durkheim représente le sommet de la théorie anthropologique de l’époque, et après lui, à mon avis, cette théorie a décliné ou les anthropologues se sont découragés. Durkheim n’a peut-être pas réussi à découvrir l’invariant dont il avait besoin pour faire ce qu’il voulait faire, systématiser le religieux archaïque. Une discipline qui se veut scientifique, et l’anthropologie se veut scientifique, et à mon avis elle peut l’être, doit commencer par trouver un invariant derrière toutes les formes religieux. Et cet invariant, Durkheim et ses amis ne l’ont pas trouvé, non pas parce qu’il n’existe pas mais parce qu’ils restaient influencés par les idées des Lumières sur la bonté de l’homme. Le rapport du religieux à la violence, Durkheim l’a toujours traité comme une chose secondaire, il l’a sous-estimer. Il a recouru à des termes tels qu’ » effervescence « , qui minimisent sa puissance destructrice. Il a dit que le religieux devait naître dans l’effervescence de groupes humains qui se réunissaient pour des cérémonies déjà rituelles.
Pour Durkheim, la violence n’est jamais assez puissante ni pour détruire la sociéte ni pour la reconstruire, ou la construire. Pour comprendre cette possibilité, il faut d’abord situer le problème dans le cadre de la théorie neo-darwinienne de l’évolution.. Il faut renoncer à la vieille anthropologie rationaliste et surtout aux anthropologies structuralistes. Et en France, à partir de la linguistique, des tentatives philosophiques de la » déconstruction « , l’anthropologie s’est détournée de plus en plus du réel. Le titre de mon livre La voix méconnue du réel est un jugement négatif sur lr dernier demi-siecle.Lévi-Strauss se croit réaliste et scientifique, il cherche une théorie scientifique des mythes, et il a parfaitement raison, mais il ne croit plus qu’a demi en l’unité d l’homme et ses successeurs n’y croient plus du tout. Ils se détourent des questions fondamentale, du genre : Qu’est-ce que le sacrifice ? Aujourd’hui on ne peut plus se poser cette question parce qu’il n’y a plus d’Homme, de définition universelle de l’Homme.
Aujourd’hui, même dans des périodiques à tendance religieuse, on trouve des gens qui disent que peut-être le mot » religion » devrait être supprimé parce qu’il ne signifie rien. Il y a bien entendu, disent-ils, des institutions qui sont liées à ce qu’on appelle le religieux, mais elles sont tellement différentes les unes des autres qu’essayer de constituer une catégorie unique qui serait le religieux est une erreur. Cette tendance bien sûr est toujours présente parmi nous et on peut même dire qu’elle est dominante. Lorsque j’ai commencé mon travail, qui évidemment tient pour acquis qu’il existe une unité de l’Homme, de l’humanité, de ses problèmes, etc, je passais pour extrêmement démodé. A Mais aujourd’hui on voit même chez les chrétiens une tendance à adopter ce point de vue relativiste, tellement radical, que toute enquête fondamentale devient impossible. qu’il devient impossible de parler littéralement de quoi que ce soit. Et à partir du moment où les grandes questions s’en vont, la science s’en va aussi . M , et de nos jours, maintenant qu’on a déconstruit l’anthropologie, on retombe souvent dans un impressionnisme assez futile qui me paraît assez ennuyeux, dans la mesure où il ne pose aucune question. On parle sur les dieux grecs ou les dieux païens, etc, mais on ne va nulle part, parce qu’au fond personne ne se pose les questions fondamentales qui sont pour nous évidemment : quel est notre destin ?, que faisons-nous sur cette terre ?, pouvons-nous parler au nom de quelque chose comme l’humanité ?, Dieu existe-t-il ? , etc. Ce sont des questions qui n’ont plus de sens.
* Certains chrétiens , je le répète, aujourd’hui sont tentés par cette attitude. Pourquoi ? Parce qu e les seuls resulta ts certains obtenus par le comparativisme religieux sont la consta ta tion des ressemblances extraordinaires entre les textes bibliques et chrétiens d’un c ôté et les religions archaïques e si la vieille anthropologie a fait une chose, c’est qu’elle a constaté, et de façon très juste, qu’il existe de l’autre des ressemblances extraordinaires entre les religions archaïques, dont nous pensons aujourd’hui qu’elles remontent à peut-être cent mille ans, mais dont on découvrira peut-être dans quelques années qu’elles sont encore plus vieilles. N En tout cas nous savons que la plus grande partie de l’histoire de l’humanité s’est déroulée sous le signe de ces religions archaïques, qui savons que la plus grande partie de l’histoire de l’humanité s’est d éroulée sous le signe de ces religions archaïques, dont il ne faut pas dire que so nt des religions d ont ce sont on recommence à dire aujourd’hui qu’elles sont des explications fausses de l’univer s. s, de la présence de l’Homme sur cette terre . Et c’est au fond la vieille explication d’Auguste Comte qui reparaît, avec la théorie des trois âges de l’humanité. Il y a d’abord l’âge religieux, où les hommes sont complètement stupides, puis l’âge philosophique, métaphysique, et ensuite l’âge d’Auguste Comte lui-même, c’est-à-dire l’âge de la science, et enfin la vérité advient.
A Et aujourd’hui les gens reparlent de religion archaïque en termes de croyance. A mon avis c’est très faux, parce que les religions archaïques ne vous demandent pas de croire quoi que ce soit . Elles vous demandent de ne pas faire certaines choses, et d’en faire certaines autres. Elle interdisent de se livrer à la Elles vous demandent de ne pas faire de violence s dans la communauté et elles ordonnent de faire des sacrifices, c’est-à-dire une certaine forme de violence. Par conséquen I t il semble y avoir ici une contradiction, qui fait qu’au fond finalement l’anthropologie a fui ces problèmes. Mais l’essentiel c’est de voir que la structure des religions archaïques est toujours la même. Tout commence par une crise, violente, que nous voyons dans les mythes. Ceux-ci sont le récit de la façon dont un culte s’est institué. Et ils commencent tous par une crise violente, qui peut prendre diverses formes. Dans le mythe d’Œdipe, c’est la peste, mais dans d’autres mythes ce sera une catastrophe naturelle, dans d’autres encore ce sera un dieu qui demande trop de victimes, ou un monstre comme le Minotaure, qui dévore la communauté, comme si le sacrifice était devenu fou, et d’ailleurs je crois que cela arrive. C’est donc toujours une crise, qui se termine toujours de la même manière, par un drame, où en règle générale, mais on ne peut pas parler de manière absolue, la communauté tout entière se rue sur une victime et la détruit. D Alors dans la religion grecque bien sûr, l’exemple le plus caractéristique de ce type de religion, c’est le dionysiaque. Le dionysiaque est très à la mode depuis Nietzsche et on nous parle sans cesse de lui sans jamais mentionner nous dire l’essentiel : chaque mythe dionysiaque est centré sur un meurtre collectif et les rites dionysiaques consistent à dépecer vivante une petite victime , animal e et à la dévorer crue, ce qu i est refaire sur cet animal le drame central du m ythe, le lynchage. ce qui est refaire l’acte qui se trouve dans ces mythes.
Alors maintenant si vous regardez le christianisme, qu’est-ce que vous constatez ? Vous constatez que ce s mythes et ces rites sont comme une version plus sauvage de ce qui arrive au Christ. la ressemble beaucoup par la forme à ces mythes archaïques. Vous avez une crise au début, dont nous savons dans le cas du Christ qu’elle est réelle, qu’elle est historique : c’est la crise du petit Etat juif, peu à peu dévoré par les Romains. Et cela finira très mal, puisque cela finira par la prise de Jérusalem et la destruction du temple en 70, et un peu plus tard la destruction totale de l’Etat juif. Et cette crise débouche dans les évangile sur Et nous avons, bien sûr, un drame central, un drame terminal, qui est la crucifixion de Jésus. Les deux sont d’ailleurs explicitement liés, si vous prenez par exemple dans l’Evangile de Jean la parole de Caïphe qui dit : » Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple tout entier soit sauvé « , il est bien évident qu’il y a une mise en rapport de cette crise et de la mort de Jesus l’individu. Caïphe nous donne une espèce de définition , à mon avis, du sacrifice au sens archaïque du terme, et peut-être aussi de la politique. Toute décision dans notre monde –nous ne pouvons pas nier que nous soyons toujours dans le sacrificiel – consiste à essayer de conclure les crises en sacrifiant d’avoir le plus petit nombre de victimes possible , une seule si possible. . Et nous n’avons pas le droit de condamner Caïphe de façon absolue, car à chaque fois que nous prenons une décision, même de moindre importance, nous nous retrouvons un peu exactement dans sa situation : décider, c’est sacrifier une victime faire un sacrifice, comme l’indique l’origine du mot, qui vient de decidere, c’est-à-dire trancher la gorge de la victime. Le sacrifice et la décision sont liés en toute chose. Donc il ne faut pas croire que nous soyons dans des problèmes faciles et qu’on peut résoudre facilement.
Donc nous avons cette même structure. Par conséquent l’anthropologie, lorsqu’elle existait encore, avait pour but principal, à une époque anticléricale où il s’agissait au fond essentiellement de démolir le christianisme, d’arriver très vite à un résultat aussi spectaculaire que celui de Darwin en biologie, d’arriver à démonter les religions de telle façon qu’on pourrait montrer qu’elles sont toutes équivalentes et que le christianisme est un mythe comme les autres. Et la raison pour laquelle aujourd’hui les chrétiens sont parfois assez favorables au nihilisme anthropologique de notre époque, dont je parlais plus haut, c’est précisément qu’ils n’ont jamais aimé cette tendance de l’anthropologie, à juste titre. Ils s’en sont méfiés, disant que ce que l’on veut prouver lorsqu’on parle de l’Homme en général, du sacrifice en général, c’est que le christianisme est une religion comme les autres et que par conséquent la seule raison pour laquelle les chrétiens sont des chrétiens, c’ est ce fameux ethnocentrisme, qui est l’idée si à la mode, l’idée que chaque peuple se préfère lui-même et voit dans ses propres institutions et sa propre religion quelque chose d’unique. Le christianisme serait tout à fait identique aux autres religions dans cette tendance.
On observe donc une opposition entre ce que pensaient au début du siècle des gens comme Loisy, très influencé par cette vision anthropologique qui percevait l’unité du religieux, et la fragmentation totale qui règne aujourd’hui et supprime les problèmes en remplaçant l’unité par la dispersion absolue. Et d’une certaine manière beaucoup de gens à tendance spiritualiste et religieuse se disent que cela est peut-être préférable. Il est bon, pensent-ils d’être débarrassés des théories du religieux. Mieux vaut le nihilisme qu’une exploration syst ématique des rapports entre le religieux archaïque et le christianisme.
Je ne suis pas du tout de cet avis et je pense qu’il y a une possibilité de science de l’Homme. Autrement dit c’est quelque chose de très important profond et je pense que l’échec de l’anthropologie 1850-1950, qu’on peut appeler l’anthropologie classique, est dû au fait qu’elle n’a pas découvert que le nœud de l’affaire, c’é st tait la violence. Et à ce sujet j’ai développé une thèse qui est parfaitement naturaliste, matérialiste, qui n e fait aucune concession au » spiritualisme » . ’a absolument aucun as pect religieux. C’est d’ailleurs pourquoi pendant pas mal de temps les chrétiens ont vu dans ma tentative anthropologique quelque chose de très dangereux et qui retombait visiblement dans ce qui paraissait être les défauts, l’imp uissance ou la tendance profondément antichrétienne de l’anthropologie classique.
Et alors la vraie question c’est de savoir ce que signifient ces ressemblances extraordinaires entre le religieux archaïque et le religieux chrétien. A mon avis, il faut remonter très haut, commencer par poser la question d u passage de e la différence entre l’animal et l’Homme. Nous savons que les animaux sont mimétiques, qu’ils s’imitent les uns les autres, en particulier les primates supérieurs, les singes, qui sont tellement imitatifs qu’ils nous font rire, car ils sont quand même moins bons imitateurs que nous. D’ailleurs Aristote a une formule extraordinaire à ce propos, qui est tout à fait actuelle moderne : l’Homme est le plus mimétique de tous les animaux, dit-il. Alors je pense que ce que la vision classique de l’imitation n’a pas vu, c’est que celle-ci couvre tous les champs d’activité de l’Homme et en particulier les appétits. Les animaux se disputent et rivalisent entre eux, lorsqu’ils tro uvent uvent le même aliment objet, le même partenaire sexuel, lorsqu’ils se battent pour le même territoire, mais cela finit très vite. Ils s’entendent très vite et forment ce type de sociétés animales qu’on appelle les réseaux de dominance. L’animal battu se soumet et l’animal triomphateur passera toujours avant l’autre. Parler de culture comme font les spécialistes des animaux, c’est peut-être un peu exagéré, mais quand même il y a là quelque chose qui annonce la culture de l’Homme. A mon avis ces réseaux de dominance deviennent impossibles lorsque le mimétisme devient tel que les rivalités ne peuvent plus s’interrompre. hommes sont incapables de s’aider. La violence devient littéralement infinie. C’est ce que les hommes appellent la vengeance. Et d’ailleurs c’est à ce moment-là sans doute qu’on invente ce que l’on ap pelle la vengeance.
La vengeance n’est pas une institution, c’est un phénomène dont on ne sait pas s’il est biologique ou culturel, mais qui est spécifique à l’Homme. Il n’y a pas de vengeance chez le s animaux. Si la vengeance existe, si elle est infinie, il est bien évident que l’ espèce humaine Homme devrait se détruire elle lui-même tout de suite, au départ, avant même d’exister vraiment en tant qu’ humanité Homme. Et alors c’est à ce moment-là, je pense, qu’il y a ces crises de rivalité mimétique dont j’ai parlé, ces crises qu ’on retrouvent i restent là dans les mythes relativement modernes que nous possédons, mais dont il doit y avoir des antéc édants très anciens qui ancêtres qui remontent très haut, jusqu’aux limites de l’animalité et de l’ humanité. Homme. Comment ces crises se résolvent-elles ? Aussi longtemps que l Sans doute pour des raisons purement mécaniques, parce qu’à partir du moment où des hommes se disputent des objets qu’ils désirent, ils ne peuvent jamais s’entendre. Mais la lutte va devenir si intense que les objets vont disparaître et il n’y aura plus que des rivaux. Et à partir du moment où il n’y a plus que des antagonistes dans un groupe, on peut être certain qu’il y aura certaines formes de réconciliation. Il va se produire des alliances contre un enn emi commun qui va polariser contre lui toujours plus d’adversaires, mimétiquement. C ’est ce qu’on appelle d’ailleurs la politique, et c’est aussi le phénomène du bouc émissaire.
A partir du moment où il n’y a plus que des antagonistes, le flux mimétique, si l’on peut dire, peut devenir cumulatif, au lieu d e diviser et de fragmenter toujours l ’être seulement la fragmentation de la communauté, le mimétisme va se polariser toujours plus contre et se porter finalement s u r un individu quelconque, qui apparaît comme coupable de la crise. Et si vous regardez les mythes, vous avez un nombre très important de cas où la violence est collective, contre cette victime unique. Donc il y a un passage, mécanique à mon avis, du tous contre tous au tous contre un. Nous connaissons ce phénom ène de polarisation collective contre un adversaire commun, parfois significatif parfois insignifiant. C’est ce qie nous appelons un phénomène de » bouc émissaire » . Je pense que dans les socié té s archaïques ce type de phénomène , A partir de cette définition du phénomène que je prétends être fondateur, je pense que joue un rôle capital. le sacrifice rituel devient très compréhensible. Les communautés réconciliées par leur victime vont changer d’attitude à son égard. Ils la voient toujours comme responsable de la crise, autrement dit Œdipe a réellement commis un parricide et un inceste, attiré la peste sur Thèb es par son parricide et son inceste mais ils p ensent aussi que leur victime mais elle est maintenant responsable de la réconciliation. Par conséquent la victime coupable va devenir une divinité. Dans le cas d’Œdipe, c’est bien simple, il s’agit d’une divinité du mariage, des règles de mariage qu’il a enfreintes lui-même et qu’il a instituées d’une certaine façon en les enfreignant, ce qui est à la fois absurde , certes, maisi n’en joue pas moins un rôle essentiel dans la genèse du religieux et du social lui-même. et très profond quant à la genèse du religieux et du social.
Alors à partir de ceci, il est bien évident que les ressemblances avec le christianisme sont plus visible fortes que jamais . , puisque S si vous observez la crucifixion regardez la Passion, vous vous apercevez vite tout de suite que c’est un phénomène extrê me me n t incroyablement mimétique. Par exemple le reniement de Pierre, il est bien évident que l’interpréter de façon psychologique comme on fait toujours, en disant qu e l ’apôtre ’il était très influençable , c’est suggérer et qu’à sa place , on aurait su nous aurions résist é er nous-mêmes à la tentation de nous se retourner contre le Christ, et ce n’est pas satisfaisant. En réalité ce qui se passe, c’est que dès que Pierre se trouve dans une foule hostile à Jésus, ce qui est le cas dans la cour du Grand-Prêtre, il devient lui aussi hostile. Il est mimétiquement contaminé. Et il est là en t ant le q ue meilleur des disciples, il les représente tous. Personne n’est capable de résister au mimétisme meurtrier de la foule. Une autre Et la preuve c’est Pilate : il voudrait bien sauver Jésus, mais il a tellement peur de la foule en sa qualité de politicien, qu’il lui obéit en faisant semblant de la guider, agissant en cela en bon politicien et c’est cela la poli tique. Mais l’imitation la plus caricaturale, presque comique dans son tragique extraordinaire, ce sont les deux hommes crucifiés avec Jésus, qui se tournent l’un et l’autre vers la foule et essaient de l’imiter, vocifèrent avec la foule au fond pour se faire croire à eux-mêmes qu’ils ne sont pas crucifiés. Il y a une face anthropologique Autrement dit l’autre face de l’isolement extraordinaire de Jésus, du » pourquoi m’as-tu abandonné ? « , la face anthropologique et , c’est l’unanimité mimétiq ue ue du phénomène de bouc émissaire, qui dét érmine la crucifixion, qui pousse tous les assistants à se mobiliser contre la victime. est représenté dans la Passion d’une façon qui n’a d’équivalent nulle part.
Donc c’est la même chose que les mythes, mais c’est le mythe complètement expliqué et dévoilé. Les observateurs hostiles au christianisme sont Alors les anthropologues s ont ravis, parce qu’ils ne connaissent au fond que la logique du concept. Et ils se disent que pour que le christianisme soit vraiment différent des autres religions, il faudrait qu’il parle d’ autre chose autre chose. Eh bien non. Le christianisme parle de ce qui est essentiel dans l’Homme, c’est-à-dire du fondement religieux des sociétés, qui est aussi le fondement de la culture , le mimétisme violent. Donc il doit parler de la même chose que les mythes. Et c’est à partir du moment où on voit cette identité de sujet, donc ces rapports extrêmement proches entre la mythologie et le christianisme, que tout à coup la différence devrait apparaître. L’extravagant, c’est qu’elle ne soit pas encore apparue, que nous ne soyons pas capables de la formuler. Or elle est parfaitement évidente cette différence : dans les mythes, même si les coupables sont finalement divinisés, ils sont avant tout coupables. Lorsqu’on parle du mythe d’Œdipe, on pense au parricide et à l’inceste, et ils nous paraissent plus vrais que jamais aujourd’hui, ce qui est la preuve que nous sommes dans le mythe, puisque presque tout le monde croit en la psychanalyse, ce qui n’est rien d’autre que de croire au parricide et à l’inceste, au lieu de croire au fond à une certaine innocence de l’Homme qui est réelle là. Et la différence essentielle de Jésus, c’est que la Passion vous présente la victime non pas comme coupable, mais comme innocente. La P Autrement dit la Passion est le seul mythe qui sache que la victime est un bouc émissaire sait et proclame ce que les mythes dissimule nt , car ils ne le savent pas, que le victime est un bouc émissaire innocent. C Donc c’est la seule façon d’anéantir complètement les mythes, en montrant qu’ils sont faits structurés par le mensonge de la victime coupable. de l’inconscient du bouc émissaire. Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a.
Ce Alors certaines personnes dénoncent aujourd’hui la violence du religieux chrétien et judaïque : bien sûr il y a de la violence, car le religieux chrétien révèle cette une violence que les mythes ne révèlent pas, parce que lorsque ce sont les violents qui parlent de leur propre violence, elle n’apparaît jamais comme telle, mais comme justice. Autrement dit Œdipe passe pour est condamné justement. Alors si vous regardez l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, vous comprenez pourquoi les chrétiens ne peuvent absolument pas se passer de lui, parce qu’il est le premier grand système religieux qui ait lutté contre le caractère essentiellement mythique des textes religieux. Prenez l’histoire de Joseph par exemple : vous avez douze frères, donc c’est une foule, et ces douze frères expulsent le treizième. Un mythe raconterait l’histoire q u de la même façon que les frères qui dissimulent leur conduite criminelle et se prétendent innocents. e l e s douze frères racontent au père lorsqu’ils reviennent, ils parleraient de sacrifice. La Bible se rend compte de ce mensonge et nous dit cela et dit que ce sont les païens qui croient cela, parce qu’ils sont culturellement en retard, mais, nous dit la Bible, nous savons que c’est faux et que les frères sont jaloux de Joseph. Regardez le livre de Job : , c’est un Œdipe au fond : Job a longtemps été adoré par sa communauté, qui tout à coup se retourne contre lui. Et en la personne des trois faux amis, elle demande à Job de reconnaître sa culpabilité. Et Job ne veut jamais marcher, c’est pourquoi ce texte fait partie de est dans la Bible, parce qu’il s’élève contre la fausse culpabilité d ’un u bouc émissaire. Dans les Psaumes vous avez beaucoup de tous ces textes où le narrateur est entouré par une foule qui menace de le lyncher. Pour moi ce sont là des mythes à l’envers, où pour la première fois, au lieu de la foule, c’est la victime qui parle et qui se plaint d’être pers éc utée. Sa violence purement verbale n’a rien de comparable avec la violence silencieuse mais réelle de ses persécuteurs.
Le mythe, pourrait-on dire, est comme une fourrure magnifique, bien lustrée, où on ne voit absolument pas de violence, mais la Bible et les Evangiles retournent le mythe et c’est la peau sanglante de la victime qu’on aperçoit, au lieu de cette surface de la culture qui paraît toujours innocente alors qu’en réalité elle cache en son sein le meurtre fondateur. A partir de ceci vous voyez très bien que les Evangiles sont parfaitement uniques. Et tout ce qu’il y a de grand dans notre démarche culturelle moderne, qui consiste à démystifier au fond certains aspects culturels et en particulier à nous soucier des victimes, ce que nous sommes la première civilisation à faire, vient des Evangiles. Nous ne les avons pas compris conceptuellement, mais ils sont faits de telle façon qu’ils nous influencent souterrainement depuis deux mille ans.
Mais en même temps il y a une rançon à ceci, bien entendu : pour vivre dans un univers qui nous prive des protections sacrificielles dont jouissent toutes les sociétés archaïques, ce que fait précisément le christianisme en retirant lentement les garde-fous sacrificiels de la culture, il faut renoncer soi-même à la violence. Et il ne faut pas renoncer seulement à l’initiative de la violence, ce que l tous les hommes croient toujours faire , ’ on f ait dans la diplomatie, mais cela ne sert à rien, il faut y renoncer inconditionnellement. L Donc la suppression du sacrifice et l’offre du Royaume de Dieu dans les Evangiles sont inséparables l’une de l’autre ne sont qu’une seule et même chose. Ce n’est pas une offre conditionnelle, optionnelle, mais une nécessité urgente offre absolument nécessaire. Et le thème apocalyptique représente très évidemment ce qui risque de se produire si les hommes n’acceptent pas les conditions de cet te espèce de contrat, qui est le contrat inconditionnel et universel qui est le du Royaume de Dieu. Si les hommes persistent à se conduire comme ils l’ont toujours fait, la violence de tous les âges passés, à mesure qu’ils comprendront mieux, va retomber sur leur tête. C’est d’ailleurs pourquoi vous avez cette phrase extraordinaire dans les Evangiles : toutes les victimes de l’histoire vont retomber sur cette génération. Ce sont des mots que les théologiens au fon d n’ont jamais commentés parce et qu’il faut les peut-être situer sur fond le plan de de la religion sacrificielle pour les comprendre. I En effet il ne faut pas voir cette relation de façon univoque, comme une condamnation par le christianisme du religieu x sacrificiel : il est bien évident que si la révélation est vraie, le sacrificiel était absolument nécessaire pour faire de cet animal sauvage qu e c ’était l ’ancêtre e prédécesseur de l’Homme une créature capable d’entendre le message chrétien. Par conséquent une notion très importante dans les Evangiles, c’est l’heure du Christ : il faut attendre qu’elle sonne pour que le message chrétien devienne vraiment intelligible.
C’est toute une conception de l’histoire qui est là. Et aujourd’hui cette plainte perpétuelle que les hommes adressent au christianisme en lui reprochant de ne pas avoir modéré la violence est d’une arrogance invraisemblable . , parce que ce sont les hommes qu Les modernes i traitent le religieux au fond comme une autre forme de technique, ou une autre forme de consommation, où le religieux est là pour nous protéger de la violence. A ces plaintes il faut répondre par les paroles les plus sensationnelles, si l’on peut dire, et les plus paradoxales du Christ, qui sont : si vous croyez que je suis venu apporter la paix, vous vous trompez, c’est la guerre que je vous apporte. Désormais le père sera l’ennemi de son fils, la fille de sa mère, la bru de sa belle-mère, on aura pour ennemis les gens de sa maison. On peut se demander aujourd’hui si le fait que ces textes ne sont jamais mentionnés pas utilisés dans les circonstances actuelles ne pose pas un problème extrêmement grave, celui de savoir si nous serons capables de ressaisir la contemporanéité incroyable du christianisme. Cela exige de nous quelque chose de formidable : que nous cessions de considérer que nous rassurer sur ce qui est en train de se produire, est plus important que le sens, la vérité, qui est vraiment peut-être là. A mon avis jamais l’Evangile n’a été plus prometteur sur le plan du sens, de la signification vraie qu’aujourd’hui, mais cela exige de nous un certain courage, qui fait visiblement défaut à notre culture à l’heure actuelle. Merci.
Comme je l’ai déjà dit, le christianisme n’a pas supprimé la violence et ne promet pas de le faire. Il a dit qu’il allait amener une culture décisive pour le destin de l’humanité, mais qui n’est pas de tout repos. Il est étrange à cet égard que les Eglises en général aient cessé de parler des textes eschatalogiques et apocalyptiques à partir de la date d’invention de la bombe atomique, c’est-à-dire à partir du moment où le monde moderne est entré dans ce que l’on devrait appeler un état d’apocalypse objective. A chaque instant il peut en effet se détruire lui-même et réaliser la promesse du texte apocalyptique judaïque et chrétien. La plupart des chrétiens sont convaincus qu’on a démontré l’absurdité des textes apocalyptiques, qu’ils n’ont aucun rapport avec le réel et qu’ils n’intéressent que que les sectes farfelus. On s’est prévalu de l’erreur des premiers chrétiens comme Paul, très sensibles dans l’ardeur de leur foi au contenu apocalyptique de la religion, pour supprimer ces textes. Or si l’on pense au chapitre XIII de l’Evangile selon Saint-Marc et au chapitre XXIV de l’Evangile selon Mathieu, on s’aperçoit qu’ils sont d’une puissance extraordinaire et qu’ils sont présents sur l’horizon de notre monde. Curieusement les chrétiens ne le voient pas et en ce moment même ce sont les milieux de la philosophie laïque qui récupèrent le thème de l’apocalypse. On le sent déjà chez Heidegger, mais aujourd’hui un philosophe allemand comme Peter Sloterd ij eick , en partie heideggerien seulement, reprend ce thème en disant que la société moderne est en train de perdre son instinct de conservation au point d’ouvrir à l’humanité la voie de son auto-extinction. Or il ne songe même pas à fai t re pas la moindre allusion au christianisme, tant celui-ci se met lui-même hors jeu et refuse de prendre ses responsabilités face à ses propres textes. Il y a un besoin pour le christianisme de réintégrer la vie intellectuelle, et il pourrait le faire avec une puissance incomparable.
Il n’y a jamais eu de kamikazes en Occident, mais aujourd’hui, me semble-t-il, tout le monde est christianisé jusqu’à un certain point, c’est-à-dire démocratisé , ce jusqu’à un certain point, ce qui signifie que tous les hommes sont égaux entre eux et donc livrés à la même concurrence. Et celui qui formule le mieux cela c’est notre Alexis de Tocqueville : les hommes pensent , dit-il, qu’avant la démocratie existait un obstacle unique, énorme, représenté par le roi, la cour, l’aristocratie, et qui empêchait l’individu de réussir son destin. En démocratie, cet obstacle est supprimé, mais il est aus sitôt si remplacé par des centaines de milliers de petits obstacles insignifiants en eux-mêmes, mais dont la somme devient équivalente à cet obstacle unique de naguère. Voilà à peu près ce que dit Tocqueville, et cela nous permet de penser le monde moderne, qui est celui de la concurrence absolue, c’est-à-dire de l’égalité. Les révolutionnaires n’ont pas vu que lorsqu’ils faisaient l’égalité, ils inventaient aussi cette concurrence effrénée qui est la nôtre, parce que d’une certaine façon ils refusaient la concurrence. Je pense que les kamikazes vivent dans cet univers, qu’ils sont soumis, étant donné qu’ils sont toujours perdants, au même type de réaction que celui qu’a découvert le moderne tardif. Le « moderne tardif », je dirais que c’est Nietzsche et ou plus encore Dostoievski, qui ont découvert le ressentiment. Le ressentiment consiste à devenir tellement hostile à l’univers dans lequel on vit qu’on est prêt à souffrir pour faire souffrir les autres. Je pense que les kamikazes vivent une forme extrême de ce phénomène, qui évidemment peut être plus favorisée par certaines cultures que par d’autres. En tout cas on assiste à une espèce de synthèse, que du reste nous comprenons mal, entre une culture différente de la nôtre, car l’islam n’est pas le christianisme, et quelque chose de très moderne, qui est le ressentiment.
Nous vivons donc dans un univers très puissamment concurrentiel où le phénomène du kamikaze se signale comme une pathologie. Mais si cette pathologie se répand, et elle a l’air de se répandre, notre société est incroyablement menacée. Jusqu’à aujourd’hui la bombe atomique est restée aux mains de gens qui n ’étaient e sont pas prêts à mourir pour faire mourir les autres, mais maintenant nous n’avons plus cette certitude. Je pense donc que ce qui s’est passé ces deux dernières années constitue une nouvelle avance de la violence qaue je d éfinis comme » apocalypse objective. » date qui pourrait marquer le retour de la violence.
Je ne crois pas du tout au parricide et à l’inceste. J’ai l’impression que la famille, comme toutes les institutions sacrificielles, est une réalité extrêmement puissante et que le rôle du père est d’être un modèle pour le fils sans être en concurrence avec lui. C’est ce que j’appelle « médiation externe ». Il est tout à fait absurde et invraisemblable, je crois, de penser, comme on le fait avec une foi extraordinaire dans notre monde, que le fils a essentiellement un désir parricide et incestueux. Freud a cru faire une découverte géniale dans le mythe d’Œdipe, mais c’est parce qu’il ne connaissait pas les mythes, où le parricide et l’inceste sont les choses les plus banales qui soient. D’ailleurs les accusations de parricide et d’inceste sont avant tout des insultes, qui ne doivent pas être prises aussi au sérieux qu’on le fait en France. Dans Œdipe-Roi, Sophocle comprend très bien que cette accusation naît au cours du conflit et qu’il s’agit d’un échange d’insultes entre deux hommes en rivalité. Tirésias et Œdipe sont en effet deux prophètes qui jouissent d’un grand crédit auprès du peuple et qui chacun détrui sent le prestige de l’autre. On ne peut donc pas prendre au sérieux le parricide et l’inceste, surtout quand ils sont réunis, et la seule manière de les justifier c’est d’inventer la psychanalyse. D’une certaine manière, c’est aussi la façon ultime de se débarrasser de la vraie violence car en se donnant pour seul rival un père, vieux ou mort depuis longtemps, on fuit la réalité de l’univers qui est le nôtre, celui d’une concurrence absolue. Et du reste Freud a élaboré ses théories au moment où le capitalisme se développait. Je crois que sur ce point les critiques du marxisme à l’égard de la psychanalyse sont fondées, aussi critiquable que le marxisme soit lui-même par ailleurs. Cela dit, on ne peut pas discuter de Freud, parce que lorsque les gens sont convaincus, cela devient une religion et il n’y a plus de discussion po ssible.
La non-violence , chez les non-violents, devient un but absolu et cela m’inquiète un peu. Notre époque a en effet tendance, et c’est un effet de son athéisme, à mettre la vie , c’est- à-dire la survie personnelle, au-dessus de tout. Tout ce qui sauve l’existence est préférable à la mort. Il est bon grand à mon avis que nous nous souciions des victimes comme nous le faisons, mais cette attitude fondamentalement admirable bonne, nous réussissons à la transformer en mal, parce que les hommes sont toujours très forts pour transformer en mal tout ce qui est bon. Combattre Or réduire la violence par à la non-violence me gêne toujours un peu, dans la mesure où éviter la violence devient le but suprême. Prenons le problème du terrorisme : une société vivable est-elle compatible avec les formes du terrorisme qui se développent aujourd’hui ? Je ne le pense pas. Nous devons donc prendre nos responsabilités : sommes-nous dans un univers irrémédiablement sacrificiel, etc. ? Je ne réponds pas à ces questions mais elles se posent.
La Bible est un chemin hors du sacrifice, mais les premiers livres de la Bible ont pour arrière-plan le sacrifice humain des premiers-nés, dont nous savons qu’il était réel. C’est une pratique qui avait lieu dans beaucoup de sociétés du Moyen-Orient, mais ailleurs aussi dans le monde entier. On sacrifiait le premier-né pour que vivent les autres. C’est donc dans ce cadre qu’il faut poser la question du sacrifice d’Abraham. La lecture mystique de Kierkegaard est excellente mais n’a aucun rapport avec l a réalité anthroopologique ‘anthropologie. Le sacrifice d’Abraham représente à mon sens le passage du sacrifice humain au sacrifice animal. Dans la Bible, tout va vers la disparition progressive du sacrifice et par conséquent le passage du sacrifice humain au sacrifice animal est un progrès colossal, qu’à mon avis cette scène inouïe définit.
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