Dossier Rencontres anuelles

Homélie – Session 2000

Homélie de la célébration qui a eu lieu lors de la session 2000 des Semaines Sociales de France, « Travailler et vivre ».

Mgr Gilson, archevêque de Sens Auxerre et prélat de la Mission de France

1. Accueil de Mgr Georges Gilson

Dans les Évangiles, on découvre Jésus en prière sur la montagne. On l’accompagne sur les routes de Palestine : il rend le service de la guérison du cœur. Il offre du sens. Il ouvre un chemin. Et souvent on peut s’asseoir à table avec lui qui ouvre le dialogue, qui rassemble et partage. Ce matin, il nous invite à sa table, celle des disciples d’Emmaüs. Celle de Marthe et Marie. Celle où le croyant reçoit la Parole faite chair. Celle où nous offrons le pain et le vin, fruits de la terre et du travail des femmes et des hommes. Nous et tous les autres…

Parfois, nous cassons la création. Parfois, nous offensons le Créateur. Parfois, nous blessons l’humain. Que Dieu nous pardonne !

2. Homélie de Mgr Georges Gilson (cf. Lc 10,38-42)

1) “Travailler et vivre”, “travailler pour vivre” , “vivre en travaillant” … Nous avons cherché ensemble, par des approches diversifiées et en pluridisciplinarité . Et, comme il se doit entre chrétiens, nous venons ouvrir les Évangiles. Nous y accueillons une lumière spirituelle. Il n’y a pas de traité d’économie dans les Textes sacrés et on ne peut en déduire un code du travail. D’ailleurs, les quelques exemples de vie professionnelle et les paraboles de vie agricole de Jésus nous laissent dans un jeu d’idées déconcertantes et irréalistes ! Qui oserait organiser son entreprise en prenant à la lettre la parabole des ouvriers de la dernière heure qui reçoivent un salaire identique à celui des travailleurs qui ont porté le poids du jour et de la peine dès l’aurore ? Les syndicats auraient quelques raisons d’inviter à la grève !

2) Le passage évangélique que nous venons d’entendre veut nous orienter dans une autre direction. Il nous conduit à une source cachée. Et celle-ci n’est pas si facile à trouver. Jésus viendrait-il ce matin troubler nos réflexions et les conclusions de ce colloque si riche ? J’aime à vous offrir cette courte scène de la vie du Christ, en vous invitant à ne pas tomber dans deux pièges. Expliquons-nous.

3) Jésus est sur la route. Elle le conduira à Jérusalem. Et plus loin encore. Précisément en ce lieu hors la ville où rien ne peut se produire de mains d’hommes… Tout doit être don et offrande, sacrifice et combat de l’apocalypse. La Croix sera plantée sur le Golgotha ! Jésus est sur la route… Il s’arrête quelques moments ; il entre dans la maison de son ami Lazare. Il se met à table ; il veut y prendre son repas. Comme à Cana. Marthe s’affaire… Qui lui reprocherait de travailler en cuisine? Ce n’est nullement l’intention de Jésus qui goûtera aux mets et s’en réjouira… Il aime la table ! Écartons vite ce premier piège qui nous enfermerait dans une opposition entre les actifs et les contemplatifs. Cette opposition factice est stérile. Nous sommes toutes et tous Marthe et Marie.

4) L’autre piège est plus subtil ; il se cache dans l’attitude bien compréhensible de Marthe : fatiguée dans son activité de service, elle se tourne vers le Maître et lui intime l’ordre d’envoyer Marie au travail. Elle sait ce qui est bon pour sa sœur puisque c’est bon pour elle… ; alors elle exige de Dieu d’accomplir la décision prise. Combien de fois, en toute bonne conscience, nous prions Dieu de réaliser notre option et de s’incliner devant nos volontés. Qui sommes-nous pour commander à Dieu ? Peut-on mettre la main sur les autres comme s’ils étaient des outils et des instruments à notre convenance. Ce n’est pas si simple que d’exercer la tâche de direction et de commandement ! On est toujours tenté d’être Caïn devant Abel.

5) Au point où nous en sommes, il nous faut oser aller en ce lieu évangélique de la révélation : “ Marie a choisi la meilleure part. ” Quelle est donc cette part qu’offre Jésus ? La réponse est donnée non par des paroles, mais par une attitude du corps. Non par des discours, mais par le geste. Marie ne dit rien ; elle est là ; elle est assise aux pieds du Maître ; elle s’est placée dans l’attitude coutumière du disciple qui écoute la Parole, qui la reçoit et qui se nourrit de cette voix qui vient de Dieu. Comme la Samaritaine de l’évangéliste Jean au puits de Jacob ! Or les règles de l’époque voulaient que seuls les hommes puissent se mettre en une telle position ; seuls ils pouvaient recevoir la vocation de disciples ; seuls selon la tradition ! À cette heure où Jésus monte à Jérusalem , il casse un tabou et ouvre ce chemin libératoire à toute femme qui doit pouvoir vivre en disciple. Marie, sa mère, a déjà exaucé son vœu au jour même de l’annonciation à Nazareth… Marthe, elle, perd du temps ; elle est invitée avec empressement par Jésus à devenir disciple et à se convertir, laissant l’amour de Dieu l’envahir et illuminer son chemin de vie. Bref, en ce domaine il n’y a aucune spécialisation, aucune délégation possibles. Quelles que soient nos responsabilités, quel que soit le temps dont nous disposons, nous ne pouvons nous distraire de cet engagement qui donne sens à toutes nos activités humaines, l’engagement du disciple.

6) Mais quel est le contenu de cet engagement ?

Il ne faut jamais isoler un passage de l’Evangile de son contexte. C’est comme un diamant ; il ne donne son éclat que serti et exposé à la lumière qui vient d’ailleurs. La rencontre de Jésus avec Marthe et Marie, chez elles, est enserrée par deux passages de l’Évangile que nous connaissons bien : la parabole du bon Samaritain – que j’aime à présenter comme la parabole du ‘blessé de la route’ -, d’une part, et de l’autre, le don de la prière du Pater.

7) Le disciple n’est pas un passif. La question présentée par le légiste est d’une urgente actualité : que faire pour avoir la vie éternelle ? Il y va de son avenir ; c’est notre avenir qui est en jeu. Jésus répond par la leçon de son catéchisme : “ Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? ” Vous connaissez la réponse du premier Testament : Tu aimeras ! L’Amour selon Dieu est la clé de notre existence, ici et là-bas, au travail comme à la maison… Mais qui est mon prochain ? Le blessé bien sûr ! Pas seulement. Si vous lisez la parabole jusqu’au bout…, vous constaterez que Jésus retourne la question ; il dit : “ Lequel des trois (le lévite, le prêtre, le Samaritain), à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ? ” L’amour selon le Crucifié du Golgotha, nous rend capables d’être le prochain du ‘blessé de la route de l’humanité’, c’est-à-dire le Christ lui-même. Il a manifesté son amour aux petits et aux pauvres. “ Il s’est fait le prochain des opprimés et des affligés ” (préface d’une prière eucharistique). Nous sommes tous des Samaritains ! Et nous voyons en tout homme, le visage de Dieu. C’est pourquoi la mesure de notre amour n’est plus nous-mêmes – aimer son prochain comme soi-même, disait la Loi. La mesure de notre amour est le Crucifié qui a vaincu la peur et la mort et qui nous donne la grâce d’aimer à sa mesure : “ Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ! ” La Loi fait de nous des justiciables, l’Amour selon le Ressuscité nous donne d’être des sauvés et des ouvriers de l’Évangile. L’autre est toujours une sœur, un frère. Nous sommes tous des Samaritains. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés ; heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux… ”

8) L’autre passage évangélique se trouve au début du chapitre onzième. Jésus s’est retiré. Il est quelque part pour prier. Un disciple le découvre en cette attitude contemplative… et il demande : “ Seigneur, apprends-nous à prier ”. Jésus confie l’unique prière chrétienne : Notre Père… Vingt siècles après ce moment mémorable, nous prions ainsi. Je ne peux en faire le commentaire. Permettez-moi simplement de vous redire ce que vous savez déjà : la prière est la respiration de l’âme ; elle apporte l’oxygène spirituel indispensable ; elle s’inscrit dans notre existence pour en irriguer le rythme et la qualité. C’est une question de vie ou de mort ! Et la prière du Pater nous offre une clé de discernement ; la prière du Pater impose une hiérarchie des valeurs. Elle est un travail par excellence, une activité de tout l’être, un repos et une mission. Elle est lumière ! Elle est vie !

9) Le service de l’Amour selon le Christ et le temps privilégié de la Prière sont les deux poumons qui nous donnent de vivre notre travail de femmes et d’hommes pleinement à l’aise dans la société. Pas hors du monde ! mais pour être des acteurs vigoureux dans ce vaste chantier de la construction d’une civilisation mondiale dans laquelle il n’y aura plus d’étrangers !

Alors il n’y a plus “ le travail et la vie ”, il n’y a plus à travailler pour vivre… Le travail, c’est la vie. Au cœur de l’entreprise et de l’activité de service, doivent pouvoir s’exprimer tous les acteurs et toutes les actrices dont la vocation est d’être des artisans, des artistes de Dieu. Car notre Créateur, lui aussi, travaille !

Amen.

Mgr Gilson

Archevêque de Sens Auxerre

Prelat de la Mission de France

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