En 2010 lorsque Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, propose un modèle de société qui mette au cœur le « care », le fait de « prendre soin » des autres, qui valorise les chaînes de soins, les solidarités familiales et amicales, l’attention du voisinage, elle fait l’unanimité contre elle : un journaliste lui décerne un « prix de nunucherie », et dans son parti comme dans les autres, de nombreuses voix s’élèvent contre cette politique du bon sentiment, qui est accusée de ne pas rendre justice aux femmes et de ne pas être adaptée à la société française d’aujourd’hui(1).
Dix ans plus tard la société française tout entière se retrouve à 20h tous les soirs pour applaudir ceux qui ont fondé leur métier sur ce principe du care. Un autre journaliste, dans la matinale de France Inter, souligne même, en référence à ces malheurs de Martine Aubry, que l’épidémie de Covid 19 a « dénunuchisé le Care »(2).
Une bonne occasion pour revenir sur ce concept controversé, le « care », qui partage avec le «genre» le fait d’exister par un terme anglais difficile à traduire en français, et d’être mal compris et mal aimé, sans doute à tort. Retour donc sur un concept méconnu mais qui est au cœur de notre vie d’aujourd’hui.
C’est une psychologue, Carol Gilligan, qui lui donne naissance dans les années 1980, en réponse aux théories du développement moral élaborées par son collègue Lawrence Kohlberg, qui, à partir des réponses apportées par des adolescents garçons et filles à une série de dilemmes moraux, défend la thèse d’un développement moral inférieur chez les filles. L’une des situations est le dilemme de Heinz : son épouse est gravement malade mais il n’a pas l’argent nécessaire pour acheter le médicament qui la sauverait. Le pharmacien refusant de le lui donner, ne serait-ce qu’à crédit, que doit faire Monsieur Heinz ? Doit-il voler le médicament ? Selon Jake, un jeune garçon, Monsieur Heinz doit voler le médicament pour éviter à sa femme de mourir. La justice comprendra le motif de son acte et sa peine en sera allégée. Amy, une jeune fille du même âge, envisage autrement la question et ne se demande pas si Monsieur Heinz doit voler le médicament mais comment trouver une autre alternative, pour que Monsieur Heinz n’ait pas à voler et que sa femme ne meure pas. A partir de ces deux réponses différentes, Carol Gilligan développe la notion d’une « éthique du care », une voix différente dans la morale. Elle avance la théorie selon laquelle les femmes, face à un dilemme moral, donnent la priorité pas forcément à la justice mais à la relation et à la préservation des liens sociaux.
« La sphère des bons sentiments »
Cette théorie fait long feu car elle est assez vite accusée par une branche du mouvement féministe d’essentialiser la différence hommes-femmes, de distinguer entre une morale des hommes fondée sur la justice et une morale des femmes fondée sur la relation, et accessoirement de renvoyer les femmes à la sphère des bons sentiments.
Ce concept d’une nouvelle morale basée sur le « prendre soin » est pourtant novateur et fécond pour repenser les valeurs au fondement de la société et remettre le lien social au premier plan. Il sera développé et enrichi par la politiste américaine Joan Tronto, dans les années 1990, qui en reprend et complète l’analysé « genrée », et montre que si les femmes émettent cette voix différente, c’est parce qu’elles ont occupé au cours des siècles une position sociale infériorisée qui leur permet de porter la voix et les intérêts de ceux qui n’ont pas le pouvoir, des plus petits, des plus vulnérables.
« Rendre ses lettres de noblesses à ceux qui prennent soin de notre vulnérabilité »
Ces dernières semaines nous ont conduits à reparler de tous les métiers qui prennent soin, à revaloriser le « care », loin de toute polémique sur les rapports entre hommes et femmes. Voilà donc ce qu’a fait l’épidémie : nous révéler notre vulnérabilité, et rendre ses lettres de noblesses à ceux qui en prennent soin.
Les éditoriaux fleurissent pour demander que ces métiers soient mieux considérés, quand la tempête sera passée. Réjouissons-en-nous. Mais restons vigilants : la violence des réactions face à cette proposition par Martine Aubry d’une société du care, il y a dix ans, nous montre qu’il va falloir une vraie conversion profonde de notre société, afin que puissent se faire entendre ces voix différentes.
- https://www.lemonde.fr/politique/article/2010/05/14/la-societe-du-care-de-martine-aubry-fait-debat_1351784_823448.html
- https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-politique/l-edito-politique-08-avril-2020
—-
Annabel Desgrées du Loû, directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement