Combattre pour la démocratie

Faire l’Europe dans un monde de brutes était le titre d’un livre prémonitoire publié par Enrico Letta et Sébastien Maillard[1] au début de 2020. Les deux auteurs y décrivaient la réalité d’un environnement mondial devenu de facto hostile à l’Union européenne et à ce qu’elle incarne d’idéaux démocratiques et sociaux. Engourdis dans leur statut de puissance économique, les Européens devaient entreprendre une conversion stratégique rendue nécessaire par leur simple survie. Nous y sommes.

La rapidité du retournement est à la mesure de la stupeur, comme si les yeux s’étaient brusquement décillés. En l’espace de moins d’une semaine des décisions qui auraient pu attendre des années ont été prises sous la bannière de l’UE : achat et livraison via la Pologne de matériel militaire défensif ; déclenchement de la Protection temporaire pour les réfugiés (une disposition qui n’avait jamais été prise même au pic de la crise des réfugiés en 2015) ; adoption de sanctions économiques et bancaires y compris les plus risquées. De même note-t-on un revirement inimaginable de l’Allemagne pourtant dirigée par une coalition dont deux membres, le SPD et les verts se montraient très réservés en matière de défense et d’exportations d’armements : tous les projets de coopération dite capacitaire (chars, système d’armes) européens ont été relancés par Olaf Scholtz le 28 février.

Cependant il serait tout à fait prématuré de crier victoire. La situation militaire, aux dires des experts apparaît extrêmement précaire. La prise de Kiev, fût-ce au prix d’une escalade dramatique reste très vraisemblable et la mobilisation ukrainienne dépend de la capacité du charismatique et courageux président Zelensky. Au moment où ces lignes sont écrites tout est possible. C’est pourquoi il convient, face à des inquiétudes et à des menaces aussi lourdes, de « relever la tête » et de voir plus loin les tâches essentielles qui se présentent à nous.

La première a été bien exprimée selon moi dans l’Appel[2] que la revue Esprit a lancé la semaine dernière invitant à défendre fermement la démocratie contre Wladimir Poutine qui n’a eu de cesse de la combattre depuis 20 ans, non seulement par le recours agressif au conflit militaire au mépris de toute considération humanitaire, mais aussi dans le pays dont il a la charge. L’enjeu n’est pas que géopolitique. Il est civilisationnel et les mesures prises par l’UE et ses membres, même si elles s’avéraient insuffisantes sont déjà un signe majeur de ce combat.

Cependant la vulnérabilité de la démocratie n’est pas qu’extérieure. L’étrange convergence entre Donald Trump, Viktor Orban et plusieurs de nos candidats aux élections présidentielles manifestant leur admiration pour le président russe doit aussi nous rappeler que ces personnalités se sont proclamées comme les voix des oubliés et des humiliés dans un dispositif politique et économique dont ils se sont sentis exclus. S’exprimant récemment dans La Croix, Olivier Abel nous invitait à prendre garde aux humiliations quotidiennes qui se produisent à notre insu[3]. Oui, il faut vraiment combattre « l’indifférence » dont parle le Pape François depuis 10 ans , donner toute leur place , notamment dans le contexte d’élections présidentielles rendues en partie incertaines , aux actions et aux projets qui renforceraient la fraternité, l’attention à l’amélioration des conditions de vie de ces « invisibles » qui sont aussi nos concitoyens .

[1] Enrico Letta et Sébastien Maillard sont respectivement président et directeur de l’Institut Jacques Delors .

[2] Appel de la Revue Esprit pour l’Ukraine | Le site des initiatives citoyennes (place-publique.fr)

[3] Revue La Croix hebdo 19/20 février 2022.

Jérôme Vignon, président d’honneur des Semaines sociales de France

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