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Dossier Rencontres anuelles
Par JACQUES ARENES
La psychanalyse ne connaît pas la notion de « justice ». Mais elle sent ou entend dans sa pratique quotidienne les effluves des notions et des demandes de justice. Si la justice est considérée comme l’état de ce qui est juste, c’est-à-dire comme ce qui s’avère conforme, pour une personne, à un certain ordre, les professionnels de l’écoute entendent alors souvent parler de justice. En effet, qu’est la démarche d’un travail sur soi si ce n’est le désir de retrouver un ordre, une harmonie perdue ? Ce désir de sortir du déséquilibre, de rentrer dans le sillon de ce qui est donné à tous et dont le sujet pense être exclu, est sans doute pour une part illusoire, mais est constamment affirmé. Il est même le moteur de tout vœu de changement personnel.
Si la justice est considérée comme une vertu, comme une attitude personnelle, subjective, permettant d’atteindre cet état d’ordre et d’harmonie, de vie bonne, les psychologues et les psychanalystes entendent aussi beaucoup parler d’elle. L’idée de justice est alors exprimée par le désir de l’action juste, c’est-à-dire le vœu du discernement de l’action appropriée, au plus près du désir de la personne, du choix de ce qu’il est bon ou bien de faire, de l’arbitrage, d’abord interne, entre diverses tendances pour une part inconsciente qui partagent le sujet et l’empêchent d’ordonner son existence.
Certains psychanalystes se méfient du désir de justice quand il instrumentalise la notion de justice au bénéfice l’imaginaire du sujet. Nous voyons arriver avec circonspection ceux qui réclament justice, en se plaignant de tout ce qu’on leur a fait, de la souffrance imposée par leur entourage ou par leur destin. Nous sommes encore plus prudents devant les éventuelles manipulations des diverses demandes pouvant s’inscrire dans le réel de la réparation ou de la loi judiciaire. J’ai le souvenir de ces séances passées par certains, ou certaines, à dénoncer les malheurs apportés par le conjoint, sans aucun tort endossé par soi-même, de ces requêtes plus ou moins retorses de certificats pour argumenter une séparation conjugale, de ces demandes d’étayage qui ne sont pas assorties d’un désir de recherche de sens. La justice, au sens aristotélicien de la seule vertu qui est un bien appartenant à autrui, est dévoyée quand elle se configure à la revendication unique d’un pour soi où l’autre fait figure de persécuteur.
Le psychanalyste a en fait un présupposé de soupçon par rapport à l’historicité de ce qui lui est rapporté : il est habitué aux recompositions psychiques des événements, à leur ré-élaboration à travers la grille mentale et les défenses de chacun. En fait, je ne me préoccupe peu de ce que le sujet me dit de ce qu’on lui a fait, mais plutôt de ce qu’il a fait de ce qu’on lui a fait. Mais cette question-là – que fait le sujet de son histoire ? – ne peut se poser qu’à interroger l’histoire elle-même et les événements qui arrivent au sujet. Plus intéressant encore est pour moi, non pas la justice ou l’injustice vécue par une personne dans le réel, mais ce qu’il attend ou réclame de la justice, ce qu’il en dit ou ce qu’il n’en dit pas, quels sont ses théories et ses désirs de justice. Celui qui énonce, avec ou sans souffrance, sa nostalgie d’un ordre détruit ; celui qui détaille sa conception de l’égalité, entre frères par exemples ; celui qui disserte sur ce qu’il estime devoir être son dû : tous se doivent aussi d’examiner leurs propres théories sur le juste, l’injuste, le don et la dette. Je pense ainsi que les théories, et les désirs de justice, que nous avons tous, nous disent beaucoup de choses de nous-mêmes et de notre rapport à notre origine qui nous est donnée, à la réalité qui s’impose à nous, au monde fraternel avec lequel nous avons à entretenir des liens. Le psychanalyste s’intéresse donc tout naturellement à la généalogie psychique du désir de justice et, plus encore, du sentiment d’injustice.
La première expérience de l’injustice advient dans ce qui arrive. L’événement non désiré, l’événement insupportable, l’événement par la souffrance qu’il engendre, pose immédiatement la question de la justice. Pourquoi moi ? Pourquoi cela m’arrive-t-il maintenant ? Pourquoi tel accident ou telle maladie ? Mais, plus profondément, pourquoi être né là plutôt qu’ailleurs ? Et que faire de cette vie ?
Un événement n’arrive jamais d’une manière brute comme une séquence étrangère au sujet : il s’inscrit dans des actes et des pensées précédents, et a fait l’objet, parfois, d’une anticipation. L’événement atteint l’intime de chacun et appelle une réponse, éventuellement celle de l’indifférence. Tel événement, apparemment terrible, le décès récent d’un proche par exemple, sera évoqué d’un air indifférent. Tel autre événement, plus anodin dans les échelles de valeur du monde commun, sera au contraire vécu dans une souffrance terrible. Il en est ainsi de la souffrance insondable d’un analysant ayant à entendre une remarque banale de sa mère, souffrance toujours identique face à des insinuations le visant personnellement. Mais en contraste, il m’arrive d’entendre la souffrance apparemment légère de celui qui ne reconnaît plus la gravité, le poids des actes commis ou subis et des événements. Certains narrent ainsi l’insoutenable légèreté d’un deuil dont ils voudraient sentir l’impact et qu’ils vivent comme de loin. Ils souffrent de la légèreté d’une vie jamais amorcée car sans cesse à distance de l’événement. L’événement sans cesse remâché, sans cesse recomposé, sans cesse oublié ou repris, n’est jamais pur. Parce que l’affirmation de la mère de ce patient aujourd’hui n’est que la pâle copie de ce qui fut une non-reconnaissance très précoce, et l’apparente indifférence du deuil d’aujourd’hui n’est que le négatif de souffrance plus ancienne niée, effacée, refoulée.
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