Depuis le début de l’année, la France est traversée par un mouvement social majeur, marqué par des manifestations massives et des grèves importantes, parfois reconductibles, contre la réforme des retraites. Ces actions qui font battre le pavé régulièrement à des millions d’hommes et de femmes sont venues catalyser une colère qui sourd dans la population depuis plusieurs années et qui s’est cristallisée dans le rejet d’une réforme vite apparue comme injuste et brutale, en particulier pour les catégories populaires. Les premiers sondages de janvier, au moment de la présentation de la réforme par Elisabeth Borne, et de l’appel de l’intersyndicale pour la première journée d’action le 19 janvier, indiquaient ainsi qu’une majorité de la population souhaitaient le retrait de cette réforme. Cette proportion d’opposants n’a fait que s’étendre au fil des mobilisations, toujours plus renforcées par le sentiment de mépris perçu par la population face à l’intransigeance du pouvoir, accusé désormais de menacer la démocratie, en plus de jeter aux orties un acquis social fondamental du mouvement ouvrier. 7 français sur 10 demandent le retrait de cette réforme, et cette proportion est plus forte et massive encore chez les ouvriers et employés. Cela traduit le sentiment d’injustice qui traverse ces catégories, trois ans après avoir été présentées comme essentielles pendant la crise du Covid, et qui s’étaient particulièrement senties méprisées par les propos d’un président parlant de ceux qui « ne sont rien ».
Tout cela intervient dans un contexte où les inégalités se renforcent (les hausses faramineuses de salaire de certains PDG de grands groupes sont régulièrement rappelées par des manifestants), et où les propositions alternatives de financement émises, n’en déplaisent à E. Macron et E. Borne, par les syndicats circulent dans les cortèges et les assemblées générales et permettent de se rendre compte qu’il n’y a pas de fatalité à l’allongement de la durée de cotisation et le recul de deux ans de l’âge de départ. C’est d’ailleurs l’un des faits trop souvent passés sous silence des mouvements sociaux. Ceux-ci sont généralement des lieux de formation, d’éveil à la réflexion, de démocratie. De nombreuses personnes ont fait et continuent de faire l’expérience de l’action, en même temps qu’ils ou elles trouvent là l’occasion de se construire des repères et de se forger ou de renforcer des opinions. La lutte sociale est aussi une expression de la démocratie.
Mais au-delà de l’enjeu des retraites, d’autres affleurent, et en particulier celui du travail et de la qualité de vie. Par exemple, une rencontre de la Mission ouvrière organisée à Hazebrouck en janvier sur ce thème des retraites a ainsi permis à des personnes de milieux populaires et ouvrier de prendre la parole. Parmi les expressions, s’affirmait ainsi le désir de partir en retraite « pour pouvoir souffler après une vie de travail ». « On veut pouvoir voyager, et en profiter tant qu’on est encore en bonne santé ». La retraite est aussi un moment favorable pour poursuivre et commencer un engagement, associatif, politique ou autre ont aussi rappelé certains.
Plus fondamentalement, c’est l’idée d’une vie uniquement consacrée au travail qui est remise en partie en cause par ce mouvement. La Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), qui a appelé dès le début du mouvement à manifester et à faire grève dit, par cette opposition « refuser la précarité à vie ». Elle pointe aussi le fait que continuer de faire travailler les séniors plus tardivement va fermer la porte de l’emploi pour bien des jeunes du monde ouvrier et populaire alors qu’ils sont particulièrement touchés par le chômage. « L’espérance de vie des hommes ouvriers est inférieure de 6 ans à celle des cadres. L’espérance de vie en bonne santé est de 71,7 ans pour les 5% de personnes les plus pauvres et de 84,4 ans pour les 5% les plus riches, soit une différence de 13 ans » souligne pour sa part l’Action catholique ouvrière (ACO), autre composante de la Mission ouvrière, et qui a elle aussi appelé à se mobiliser contre cette réforme.
« Perdre sa vie à la gagner » ? Cette question pourrait résumer le questionnement qui traverse en profondeur une bonne partie de ce mouvement social. L’idée d’un travail qui ne soit plus un lieu de souffrance mais soit réellement au service du bien commun et respectueux de l’environnement perce peu à peu dans les débats en son sein.
Chez les chrétiens engagés dans la société, notamment les plus jeunes, ces questions sont elles aussi très présentes. Alors que la hiérarchie institutionnelle de l’Eglise s’est montrée pour le moins discrète, sur ce mouvement social, une parole d’Eglise a pu s’exprimer par l’intermédiaire des mouvements d’action catholique, mais aussi de chrétiens engagés dans des collectifs (comme le collectif Anastasis). C’est assez encourageant et porteur d’espoir pour l’avenir. En effet, chrétiens, n’avons-nous pas, tout à la fois, comme nous l’a demandé le Christ à porter la voix des plus petits (voir Matthieu 25) et faire résonner l’utopie du Royaume – ce lieu où la Vie prime sur tout et où le travail n’est plus une idole – dans notre société telle qu’elle nous est donnée aujourd’hui ? Personnellement, je pense que c’est l’urgence du moment.
Bruno Cadez nommé délégué diocésain à la Mission Ouvrière du diocèse de Lille