Même si la rentrée parlementaire est encore entourée d’incertitudes, il y a de bonnes raisons de croire que la loi annoncée par le président de la République concernant la sauvegarde du pouvoir d’achat fera partie des tous premiers textes soumis à la délibération des assemblées. On scrutera à ce moment particulièrement les propositions du gouvernement en matière de « bouclier énergétique ». Ce dispositif avait été mis en place en octobre 2021, alors que l’on assistait déjà à une hausse des cours mondiaux de l’énergie. Il consiste pour l’essentiel dans l’instauration d’un mécanisme de plafonnement des hausses tarifaires pour l’énergie domestique de l’ordre de 4% sur un an, dispositif dont l’efficacité de court terme a été réelle : la hausse des prix à la consommation en France sur 12 mois s’est avérée en mai 2022 inférieure de 2 à 3 points au-dessous de celle de nos principaux partenaires européens et cela en grande part à cause du bouclier[1] .
Que deviendra ce dispositif, sachant que la guerre en Ukraine ne constitue pas le seul motif pour un renchérissement de l’énergie consommée par les ménages ? Les nouveaux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été durcis par l’Union européenne en vue d’une baisse de 55% d’ici à 2030, objectif contraignant aussi pour la France qui s’y est engagée en mai 2021. Or l’évaluation faite par le ministère de l’Environnement de la feuille de route française de décarbonation montre que la baisse des émissions françaises d’environ 26% constatées entre 1990, année de référence et 2017 a été réalisée essentiellement par l’industrie. Les émissions des secteurs des transports et du logement n’ont que faiblement baissé[2]. Les « ménages », c’est-à-dire les consommateurs individuels devraient donc désormais apporter leur part à l’effort général. On ne se trompe pas trop en disant qu’il faudrait pour être cohérent avec la perspective de neutralité carbone en 2050 être capable de s’engager en France sur une pente de diminution de la consommation de l’ordre de 5 % par an au cours de la prochaine décennie.
Est-ce réaliste ? Il y a ici un bel exemple de cette planification écologique à laquelle le chef de l’Etat s’est engagé. En l’occurrence on ne peut s’en tenir à un bouclier énergétique de très court terme car il présente au regard d’une telle planification trois inconvénients majeurs : d’une part , étant financé par le déficit public ou par une compression des marges des opérateurs d’énergie (qui ont par ailleurs des investissements majeurs à réaliser), il n’est absolument pas durable. D’autre part il ne répond pas à l’impératif de justice sociale dont la réalisation est un préalable au succès d’une transition écologique dont l’opinion approuve le principe. Enfin, il annule ou réduit ce qu’on appelle le « signal prix », c’est-à-dire l’incitation de loin la plus efficace pour enclencher des comportements vertueux vers la frugalité. Selon l’INSEE, une hausse de 10% du prix de l’électricité domestique engendre une baisse de l’ordre de 8% des consommations ; la baisse est de 6 % dans le cas d’une hausse des carburants[3].
D’autres données statistiques nous permettent aussi de comprendre le sentiment d’injustice que suscite en France une hausse uniforme des tarifs de l’énergie. Selon la dernière enquête de l’INSEE sur les budgets des familles (2017), la part des dépenses consacrées à l’énergie par rapport aux dépenses totales de la famille est décroissante avec les revenus : 6, 5 et 4 % du total des dépenses pour les factures d’énergie domestique respectivement pour le premier, la médiane et le dernier décile des revenus, 10, 9 et 7 si l’on y ajoute les dépenses de carburant automobile[4]. Plus des deux tiers des ménages dits « précaires énergétiques »[5] appartiennent au premier quartile de revenu, toutes données qui s’inscrivent dans le constat plus général que le coût du logement est excessivement élevé pour les familles les plus pauvres.
Pour aller dans la direction requise par la trajectoire française et européenne de décarbonation, il faudrait s’engager sur une réduction annuelle des consommations de l’ordre de 5% par an. Si l’on ne veut pas procéder par un rationnement comportant lui aussi son lot d’inégalités et d’incohérences, cette évolution appelle une hausse moyenne des prix d’usage de l’énergie de 6% pour le domestique et de 8% pour les carburants. La raison comme la justice sociale recommandent d’exonérer les ménages les plus modestes de cette hausse tout en continuant de responsabiliser les usagers. C’est ce que vise le dispositif de l’Allocation carbone universelle dont le principe est défendu par des économistes tels que Pierre Calame, familier à l’auditoire des Semaines sociales de France[6]. L’idée est que tous les ménages résidant en France bénéficient d’une allocation carbone identique dont le prix d’acquisition est garanti.
Pour fixer un ordre de grandeur, cette allocation pourrait correspondre aux montant des volumes d’énergie (logement, transport) qui ont été identifiés par l’Observatoire nationale de la pauvreté et de l’exclusion sociale comme constituant une nécessité pour assurer un logement et une mobilité décents, c’est-à-dire modeste mais digne[7]. Sur l’échelle des revenus, cela correspond grosso modo aux dépenses effectuées par les ménages du 4e décile de revenu. Au-delà de cette allocation à prix stable garanti, les achats supplémentaires seraient acquittées à un tarif plus élevé fortement incitatif à la recherche d’économies. Concrètement, sur base des données de l’enquête « budget des familles » déjà citée, toutes les familles françaises disposeraient d’une allocation carbone garantie sans hausse d’un montant de l’ordre de 1300 euros par an pour l’énergie domestique et de 1000 euros pour les carburants (prix de 2017). Au-delà de ces seuils ajustés en fonction de la taille des familles les achats supplémentaires devraient acquitter un surcoût de 40% pour l’énergie domestique et de 80 % pour les carburants. Ainsi réaliserait-on une hausse moyenne du prix de l’énergie de 6 à 8 %. Elle ne serait portée que par 60% des ménages. Au maximum, c’est-à-dire en l’absence d’économies volontairement réalisées par ceux-ci, la hausse moyenne effective rapportée à l’ensemble de leur consommation pour les ménages les plus aisés du dernier décile de revenu serait de 13 et 18% pour le chauffage et l’automobile respectivement. Est-ce vraiment impossible ?
Bien entendu on soupçonnera l’auteur de vouloir construire une usine à gaz… Notons que les tarifications d’électricité comportent de nombreuses modulations beaucoup plus complexes que celle qui porterait sur un seuil de consommation en volume. Le dispositif du chèque énergie[8] sous conditions de ressources pourrait disparaître dans cette opération. Notons également que les cartes de crédit pourraient enregistre un débit de l’allocation carbone à chaque paiement à la pompe.
On ne sous-estime pas non plus la difficulté du choix d’un seuil pour fixer l’allocation universelle : comment tenir compte en particulier des conditions de vie des familles en milieu péri urbain ? Une solution consisterait alors à fixer l’allocation en fonction d’une situation initiale déterminée par le décompte des dépenses réelles de chaque famille.
La plus grande difficulté est sans doute de l’ordre de la communication politique : un dispositif n’est bon que s’il est intelligible. L’allocation carbone universelle donne une perspective vers laquelle on peut s’orienter par des mesures simples : par exemple celle qui consisterait à limiter le bénéfice du bouclier aux seuls bénéficiaires du chèque énergie, ce qui revient à imposer une condition de ressources. L’essentiel réside dans une formulation juste de l’objectif recherché : l’énergie et avec elle le carbone sont des ressources rares. Ce sont aussi des ressources vitales dont chacun doit pouvoir bénéficier au regard de besoins essentiels. Seule la solidarité nationale permet d’assurer ces besoins tout en respectant une nécessité qui relève aussi de la solidarité : une baisse majeure et durable des consommations d’énergie.
Jérôme Vignon, président d’honneur des Semaines sociales de France
[1] Estimation Eurostat de mai 2022.
[2] Stratégie nationale bas carbone, source ministère de l’Environnement, mars 2020.
[3] Dans le langage technique des économistes on parle d’élasticité prix respectivement de 0,8 et 0,6. Voir Economie et Statistique, INSEE, mars 2020.
[4] Source « Les dépenses des familles en 2017 », INSEE résultats, octobre 2020.
[5] Ménages pour lesquels les dépenses d’énergie domestique excède 10% du revenu. INSEE première, mars 2015.
[6] Voir les détails de la proposition d’un compte carbone universel sur le site www.comptecarbone.org.
[7] « Les budgets de référence, une méthode d’évaluation des besoins pour une participation effective à la vie sociale ». Rapport de l’ONPES 2015.
[8] Le chèque énergie a été mis en place il y a une dizaine d’années. Il permet aux familles les plus modestes d’obtenir un réduction de leur facture énergétique de l’ordre de 100 euros par an en moyenne.