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Dossier La Tribune du Christianisme social
Martin Luther King nous avait bien demandé de rester éveillés, et l’Amérique nous a transmis ce mot, WOKE, que se sont approprié ceux qui pointent les caractéristiques de structures sociales injustes : le racisme dont souffrent les noirs américains, d’abord, mais aussi les inégalités et les contraintes que subissent les femmes. Cette attitude d’éveil a ensuite pu désigner les porteurs des combats contre les tensions dont souffrent ceux qui se reconnaissent derrière le sigle LGBT et, plus récemment, ceux qui s’emparent des défis climatiques. Cette diversité des critères mobilisés par ces veilleurs actifs a permis de regrouper ces analyses dans un mot peu euphonique : l’intersectionnalité, cette capacité à dépasser la dénonciation d’une injustice pour rassembler dans un même combat souffrances et aliénations d’origines très différentes. Il ne s’agit alors plus seulement de déboulonner les statues de responsables militaires ou politiques de l’esclavage, mais de bannir, d’annuler, toute référence sociale ou culturelle suspectée d’être porteuse des injustices dénoncées.
Cette posture, cette culture de l’effacement, légitime son autorité en privilégiant le terme américain de cancel culture. Elle provoque en France, dans l’Université notamment, des réactions crispées, des ruptures graves entre tenants de cette lecture et critiques de ces assimilations. Franz Fanon nous avait bien rappelé que la société peut être raciste sans même que des individus racistes s’expriment. Pour autant les grilles de lecture que nous proposent l’approche woke nous permettent-elles d’avancer vers la justice ?
Nous avions déjà connu les jugements irréfutables portés par une utilisation politiquement instrumentalisée et intellectuellement paresseuse de la pensée marxiste. Plus tard les théoriciens de la déconstruction ont aussi promu une critique globale de la pensée et de l’engagement fondée sur une relecture post moderne des cultures dominantes. Ces philosophies nous ont ouverts à des analyses enrichissantes, elles ont nourri nos engagements et notre lecture critique du monde. Mais expérience faite, et après des débats passionnés et souvent difficiles avec les tenants de ces théories, nous savons les limites et parfois la violence engendrée par la transformation d’outils d’analyse en idéologie.
Eveillés bien sûr, c’est une attitude responsable qui doit lier attention à toute souffrance sociale et mobilisation des capacités d’analyse. Mais comme Emmanuel Macron a su le rappeler récemment, la force et la beauté des combats d’une Joséphine Baker fut de savoir dépasser chacune des aliénations graves dans lesquelles on l’enfermait : noire, actrice exploitée, femme objet. Ne réduisons ni ce discours présidentiel à une opportunité politique, ni le parcours de Joséphine Baker à une exception liée au monde du spectacle : c’est une vision de la liberté en action qui a été rappelée.
Le titre même de la Rencontre 2021 des SSF « Osons rêver l’avenir » a pu sonner comme une réponse bien décalée aux questions de ceux qui se concentrent sur les aliénations subies ; pour autant, avec humilité, prenons au sérieux les pistes suggérées pour rêver l’avenir. Les travailler permet de construire sans se limiter à ces visions univoques.
Un rappel d’abord : rêver l’avenir c’est d’abord comprendre le présent, et l’écoute des cris que lancent les victimes d’oppression, d’aliénation, est un devoir. Mais notre responsabilité est de travailler sur les méthodes de libération. Un exemple de ce travail de discernement : la force, voire la pertinence des arguments échangés par tenants et adversaires des analyses politiques citées plus haut se mesurent à leur aura médiatique ; or pour introduire l’atelier « Citoyenneté désirable » Jean-Marie Colombani a posé une question déstabilisante : la démocratie d’opinion, celle qui nourrit les combats médiatiques serait-elle démocratique ? Question à porter comme élément de la problématique de la régulation des médias numériques.
Autre regard : Frédéric Worms nous propose de connaitre l’autre pour le reconnaitre, il nous invite d’abord au sérieux dans la prise de conscience des souffrances, puis à l’obligation de prendre en compte toute la personne, de ne pas la réduire à son aliénation. Et puis Olivier Abel nous a rappelé que toute revendication fondée sur le culte du soi, ce droit proclamé à l’individualisme, doit être dépassée dans le souci des autres. Eveillés ? Certes, à l’homme et au monde !
Le combat pour la justice intègre et dépasse les défenses catégorielles.
Philippe Segretain, Administrateur des SSF
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