Le conflit à la SNCF risque de durer tant il est emblématique pour les syndicats comme pour le gouvernement. Pour les premiers c’est leur représentativité qui est en cause, c’est-à-dire leur capacité à influencer le cours des choses et à maintenir les fameux avantages acquis. Pour le gouvernement, c’est toute sa capacité à mener des réformes qui bousculent ces fameux avantages perçus comme des freins à l’innovation qui est en jeu. Mais les dés aujourd’hui sont largement pipés, le combat des cheminots est perdu d’avance et l’avenir de la SNCF reste à écrire.
En effet, autant il y a deux ou trois dizaines d’années, la SNCF était plébiscitée car elle représentait le symbole d’un pacte social à la française – statut particulier contre service public – autant désormais ce pacte social semble mis à mal, et depuis longtemps … par la SNCF elle-même.
Souvenons-nous en effet : En 1938, au moment de la création de la compagnie, c’est la tarification kilométrique qui prévaut. Quelle que soit l’heure, la date, la vitesse du train ou l’itinéraire choisi, c’est le nombre de kilomètres qui détermine mathématiquement le prix final du billet. Les « remises » sont ensuite établies essentiellement sur des critères sociaux dont le symbole reste à fameuse « carte famille nombreuse » dont le taux de réduction augmentait avec le nombre d’enfants. La SNCF transportait alors, à égalité de droits, des citoyens, et prenait en considération leur situation sociale. A partir des années 60-70, ce principe se transforme peu à peu mais sans que ses grands principes soient fondamentalement remis en cause.
En réalité c’est à partir des années 80-90 que se met en place, en même temps que l’arrivée du TGV, une autre politique tarifaire, dont le principe consiste à fixer les prix des billets en fonction de la propension des voyageurs à payer pour circuler sur le réseau. En bref, un tournant néo-libéral suscité par la concurrence à la vitesse (TGV contre Shinkansen), la hausse du prix du pétrole et l’atmosphère économico-sociale de l’époque.
Entre Prem’s et Ouigo, le citoyen usager passager devenu client consommateur calculateur essaie désormais, lorsqu’il le peut, de trouver la meilleure « offre » pour se déplacer sur le territoire… et regarde avec stupeur les prix « normaux » qu’affichent les lignes : en gros le même trajet peut coûter 4 à 5 fois plus cher que le prix plancher. Et ceci sans aucune autre information que : « plus on s’y prend tôt, moins on paye ». Bref, aucune information sur un tarif de base, pas d’autre discriminant que la hâte et la débrouillardise, le tout pour un voyage dans une bétaillère pleine à craquer que l’on peut bien qualifier de troisième classe. Le service public a cédé la place à un service purement marchand, sans vraie considération pour les situations concrètes des personnes. Dès lors que le pacte est rompu, il n’y a plus aucune raison de maintenir aux employés du rail des avantages qui se transforment très vite en privilèges.
Nul doute donc que le conflit tournera – à terme – à l’avantage du gouvernement.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. S’il ne s’agit que de passer d’un système de service public à un système marchand ouvert à la concurrence, on ne voit pas bien l’avantage car il n’est pas sûr que cette ouverture profite également à tous. Pour que le rail en France reste un service public, nous avons quatre questions à résoudre :
1. L’optimisation de la couverture ferroviaire en France (les fameux TER : combien en faut-il, qui les finance ? Comment gérer l’ouverture à la concurrence ? Vu leur coût, jusqu’où faut-il créer des LGV, selon quel processus consultatif ?) ?
2. Le financement des infrastructures : le chemin de fer étant le seul moyen de transport qui a besoin d’un réseau entièrement dédié comment le finance-t-on ? Comment éviter les effets d’aubaine produits par la mise en chantier de nouvelles lignes par exemple ?
3. Le fret ferroviaire n’a cessé de s’éroder tout particulièrement en France, au point qu’il apparaît comme le parent pauvre de la SNCF, contrairement à ce qui se passe Outre-Rhin.
4. Comment redresser la politique tarifaire et la rendre lisible et équitable pour l’ensemble non pas des usagers mais des citoyens ? L’ouverture à la concurrence ne doit-elle pas intégrer cette donnée dans le cahier des charges des opérateurs ?
Sur tous ces points, il serait intéressant, une fois la crise passée, d’ouvrir une très large consultation citoyenne. Le train reste en effet un moyen de transport adapté aux distances moyennes. Comment pérenniser le TER, comment assurer son financement égal sur l’ensemble du territoire, comment surtout éviter que l’ouverture à la concurrence ne lui soit fatal ? Mêmes questions pour le fret. Et enfin comment financer le réseau ferré qui demande un investissement de long terme très élevé ? Ne faut-il pas, comme sur la route, limiter la vitesse ?
Prendre une à une et tous ensemble toutes ces questions en ayant à l’esprit le bien commun et non les intérêts d’une catégorie sociale ou d’un collectif, territorial, régional (ou même national) permettrait de sortir de ce débat par le haut et de redonner au rail français, voire européen, sa vocation de service public.
Jean Pierre Rosa