Dossier Rencontres anuelles

Retour sur la Rencontre de Reims

La 98ème rencontre des SSF : « Pourquoi allons-nous travailler ?« 

Le thème de l’étape rémoise : Comment se préparer à l’incertitude ?

Les Semaines sociales de France ont inscrit au programme de leur 98ème rencontre, le thème du travail, un thème essentiel de la doctrine sociale de l’Église, qui préoccupe tous les Français, même si le temps en emploi n’occupe aujourd’hui que 10 % de notre temps de vie, contre plus de 50 % sous le Premier Empire, selon le sociologue Jean Viard.

La première étape dans cette réflexion se déroula à Reims, le 12 octobre 2024, dans l’antenne régionale de l’Institut catholique de Paris. Elle fut construite avec EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens). Le parti pris choisi fut d’interroger l’avenir du travail ; comment se préparer à l’incertitude ? Au cœur de cette démarche prospective empruntée avec un regard d’espérance, l’ambition de discerner ce sur quoi s’appuyer pour donner du sens au travail et nourrir le bien commun, rappela Isabelle de Gaulmyn.

Á quel travail s’attendre demain ?  

La première table ronde, avec René de Nicolay (Haut-commissariat au plan), Rémi Bardeau (CFDT) et Valéry Brabant (directeur général d’une entreprise), posa les grandes lignes de l’avenir du travail, en partant des perceptions des évolutions du travail par les actifs, complétées par des données objectives des tendances observées, ainsi que par l’analyse des principales causes de ces évolutions[1].

La charte de l’OIT (Organisation internationale du travail) définit les fonctions qu’exerce le travail, structurant pour l’individu : une fonction rémunératrice évidemment, mais aussi un lieu d’expression de la personnalité et un lieu privilégié de construction des liens sociaux.

Le travail, au cœur de notre contrat social, contribue aussi au développement de la société et à l’intérêt général. La protection du travailleur est fondée justement sur cette participation aux besoins de la société. Marcel Mauss considérait le travail comme un « don » que le salaire ne rétribue jamais entièrement et qui rend la société redevable de la protection du travailleur.

Si le travail constitue une source de satisfaction pour la majorité des personnes, sa place dans l’équilibre de vie devient moins centrale (en 1990, 60 % des individus accordaient au travail une place très importante, en 2022, ce pourcentage est tombé à 24 %).

D’où provient cette baisse de « motivation » ? Probablement, comme l’une des conséquences des épisodes de confinement, mais aussi de la tendance croissante d’un « repli sur soi » et du désir accru de sécurité.

Une importance particulière au sens du travail et au besoin de reconnaissance est cependant perçue, notamment chez les jeunes actifs. Le désir de développer ses talents au travail, mais aussi l’aspiration à une « autonomie » sont également exprimés.

Depuis trente ans, il existe des évolutions profondes du travail qui pourraient aussi nourrir le « ressenti » résumé plus haut, à commencer par l’évolution des rémunérations : un nombre croissant d’actifs gagne un salaire proche du salaire minimum, avec, dans le même temps, une hausse des inégalités, ce qui peut aussi induire un sentiment d’injustice. Conséquence concrète de cette évolution, la constitution d’un patrimoine, notamment immobilier, par le travail est devenue plus difficile : le nombre d’années de revenus nécessaire à l’acquisition d’un logement a augmenté de 50 % pendant cette période. Par ailleurs, l’emploi des jeunes est devenu majoritairement précaire. Ainsi, l’âge moyen d’accès au premier emploi stable est passé de 20 ans en 1975 à plus de 27 ans en 2019. Plus généralement, un sentiment diffus de précarité du travail s’installe désormais.

D’autres évolutions sont également mises en évidence, notamment l’accélération et l’intensification du travail, avec un marqueur et une cause, le courrier électronique, mais aussi comme conséquence de la réduction de la durée légale du travail, avec le passage aux 35 h par semaine ! La numérisation des tâches va d’ailleurs contribuer à transformer le travail.

On mesure également dans ces évolutions une baisse avérée de l’autonomie, illustrée par l’accroissement du pourcentage des salariés devant effectuer un travail répétitif (entre 2005 et 2016, de 28 à 42 %), ainsi que la mise en question  de la qualité du management.

Autonomie et reconnaissance sont des dimensions fondamentales du bien-être au travail et leur altération est parallèle à une forte augmentation du mal-être psychologique et à une évolution préoccupante des risques psychosociaux particulièrement marquée en France.

Quelles sont les causes principales de ces évolutions du travail ?

Le monde du travail évolue, en France comme ailleurs, sous l’effet de la mondialisation des économies, avec des conséquences sur les rémunérations et le statut des actifs, ainsi que d’une plus grande financiarisation de cette économie entrainant une pression importante des résultats de court-terme et l’émergence d’indicateurs quantitatifs de performance (« la gouvernance par les nombres » selon Alain Supiot). On note aussi que la tertiarisation plus marquée de l’économie française (80 % des emplois) induit des risques plus prononcés pour les conditions de travail, avec une plus grande perception de stress. Enfin, la métropolisation du territoire, c’est-à-dire le fait que 46% des emplois sont localisés dans des aires urbaines de plus de 500 000 habitants, qui s’accompagne d’une tertiarisation de ces emplois, a des conséquences directes sur la durée quotidienne des trajets domicile-travail (1 h 13 contre 48 min en 2018) et indirectes sur la qualité de vie.

Il faudrait également ajouter une explication de nature sociologique qui éclaire l’évolution du rapport au travail, la revendication d’une autonomie se heurtant au management vertical, lui-même renforcé par la formation des cadres. C’est particulièrement sur cette dimension que les regards portés par le responsable syndical et le chef d’entreprise furent instructifs.

Pour le premier, il s’agit de modifier en profondeur les modèles d’organisation du travail et de management pour redonner du sens au travail (la perception de son utilité, l’adéquation avec les valeurs que l’on porte, l’accomplissement de soi), renforcer le pouvoir d’agir des salariés et les associer aux conduites du changement, tout en promouvant un management et une organisation plus justes. Cela passe aussi en faisant du travail un facteur de santé, en développant une culture de la prévention.

Pour le second, l’une des préoccupations prioritaires concerne les salariés les moins qualifiés pour lesquels on a mesuré le risque d’une plus grande précarisation. La question du management doit évoluer, tout en continuant à « prendre soin » des salariés, un « care » qui doit passer « de la gentillesse à la bienveillance, en remettant de l’exigence, tout autant que de la motivation au centre du contrat ».

L’échange qui s’ensuivit aborda la question des bénéfices potentiels d’une ré-industrialisation sur l’amélioration des conditions de travail, des conditions qu’il faudrait articuler avec la durée du temps de travail. Déplacer ainsi la réflexion sur le temps de travail vers la question du temps au travail, ce qui soulève la question centrale de la qualité du management et des compétences recherchées : les salariés ne sont pas seulement des ressources humaines, mais aussi des compétences qu’il faut valoriser.

Quelles compétences demain pour œuvrer au bien commun ?

Dans un monde de travail qui se transforme, « où l’incertitude devient la seule certitude », il était important d’écouter Carole Thiry-Bour, sociologue et présidente d’une société de conseil, pour discerner les compétences qui seront attendues pour œuvrer à l’intérêt général et au bien commun. Quatre actifs sur dix sont prêts à changer leur emploi pour un travail apportant « plus de sens », corroborant le fait que le travail n’exprime pas seulement une fonction de rétribution, ni une fonction formelle à travers le contrat. En effet, comme déjà évoqué plus haut, cinq fonctions latentes du travail sont perdues lorsque l’on n’est plus en situation d’activité : une structure temporelle, un réseau social, un développement des compétences, une construction de l’identité et l’apport d’une utilité sociale, une flexibilité psychique.

Travailler se décline donc dans une dimension existentielle pour la personne. Travailler désormais dans une « société liquide » où l’agir, constamment changeant, n’arrive plus à s’ancrer dans un espace où prévalent les attentes en matière d’entraide, de cohésion, de solidarité, impose de privilégier l’expression de compétences que l’on peut qualifier de « soft skills » ou psycho-comportementales pour lesquelles l’intelligence émotionnelle sera un atout : capacité d’adaptation, communication, assertivité, résilience, leadership inspirant, créativité.

Dans le même temps, s’expriment le désir d’un management un peu moins vertical, ainsi que des revendications pour plus d’autonomie et de reconnaissance. Pour relever ce défi managérial qui oblige à s’éloigner de la seule vision économique et utilitariste du travail, des pratiques pourront être privilégiées : approche participative et systémique, introduction d’espaces de narration, construction d’une intelligence collective…

Mais, au cœur des incertitudes, de ces attentes et des compétences attendues, n’est-ce pas le rappel salutaire que la personne est d’abord un être en relation ?  

Savoir accepter l’incertitude comme source de liberté

La réflexion de Sœur Anne-Solen Kerdraon constitua une invitation à habiter ce monde incertain avec lucidité, mais aussi dans le dynamisme de l’espérance, un défi aussi, car le sentiment d’incertitude croît à mesure que les technologies se multiplient pour mieux protéger, mieux contrôler, mieux surveiller. Et ce monde est d’autant plus incertain que nous le refusons !

Par le détour à travers la pensée grecque des 5ème et 4ème siècle avant Jésus-Christ, une période marquée par une grande anxiété et une conscience vive de la précarité de la vie humaine, qui s’accompagne aussi d’une grande confiance dans la capacité de l’homme à dominer les éléments contingents par la techné, en faisant de la délibération pratique une science capable de décider des actions justes et sûres pour sauver l’homme des effets délétères de sa vulnérabilité. Or, plus tard, Platon reconnaît l’appauvrissement humain auquel conduit la recherche d’une telle techné et affirme la nécessité de consentir à une part de risque pour préserver non plus la sécurité de la vie humaine, mais sa richesse. La vulnérabilité de l’être humain, sa dépendance des autres sont constitutifs de ce qu’il est, mais aussi sa force et sa beauté, qui se contemple alors dans sa capacité à affronter ses limites. « L’incertitude est une réalité invincible de l’expérience humaine et refuser cette indigence n’est autre que refuser d’être homme. »

Ce que nous ont montré les penseurs grecs, c’est qu’il est toujours possible d’exercer sa liberté à la condition de reconnaître la vulnérabilité présente. Paul Ricœur analysera plus tard ce que « je veux » signifie, et montrera que dire « je veux », c’est toujours affronter un involontaire (les motifs reçus) que je n’ai pas choisi. « La liberté humaine est bornée d’impuissance et trace sa voie à travers l’impossible », souligna l’oratrice en pointant ainsi la responsabilité humaine toujours possible et même requise, même si cette liberté est toujours limitée. Est-il vraiment possible de « dire oui jusqu’à l’extrême » ? Seule l’espérance, peut-être, peut conduire à consentir jusqu’au bout, une espérance humble « qui a connu les larmes », une force effective d’ouverture, et de réouverture constante, au cœur de la vie humaine.

Apprendre autrement tout au long de la vie 

Former différemment sera nécessaire demain pour pouvoir contribuer utilement à la société. Mais que peuvent nous apprendre les acteurs qui expérimentent déjà d’autres manières de développer ses compétences ? Ce fut le thème de la seconde table ronde réunissant Caroline Cosnard, Directrice France de Sens of Life, par ailleurs très engagée au niveau régional chez les Scouts, Olivier Le Maire pour l’association des Écoles de Production, avec Anne-Sophie de Quercize, présidente de l’Observatoire Pharos et vice-présidente des SSF pour l’animer.

Les témoignages, pourtant exprimés dans des contextes différents, ont souligné les vertus d’un apprentissage par l’action, du savoir-faire tout autant que le savoir-être.

Les Écoles de Production (71 actuellement), établissements privés d’enseignement technique, accueillent des jeunes à partir de 15 ans, en échec scolaire, pour leur proposer des formations qualifiantes, en faisant le pari de leur réinsertion : apprendre autrement et redonner confiance aux jeunes.

Pour les Scouts et guides de France, l’expérimentation par le jeu ou l’aventure précède tout « enseignement » généraliste, en y intégrant le partage de valeurs. Son projet éducatif se décline en plusieurs axes : la construction de sa personnalité, le vivre ensemble dans une perspective démocratique, une éducation à l’engagement, le respect de la planète. Par ailleurs, être bénévole dans l’association (il y a un bénévole pour trois jeunes), c’est expérimenter des modalités de « management » que l’on pourra valoriser dans l’entreprise.

Le public s’est interrogé sur le contenu de l’enseignement actuel et la place accordée à l’enseignement de ces principes de savoir-être, vaste question dont on trouvera probablement des éléments de réponse lors des journées de novembre à Paris…

Attentes et projections pour l’avenir : regards croisés de jeunes rémois

L’un des points forts des rencontres des Semaines sociales repose sur l’insertion de témoignages. Sur le thème du travail, il était intéressant de recueillir les attentes de trois étudiants chrétiens, Maude, Marc-Thomas et Marion. Ils ont exprimé leurs points d’inquiétude qu’ils imaginent dans le milieu professionnel : pression individuelle, manque de fraternité, non acceptation des différences, un monde où le bien-être n’est pas inné ! Ils ont dit aussi leurs points d’espérance : protéger la Création, contribuer à réaliser un monde plus « équilibré ».  Ils ont affirmé qu’être chrétien a du sens dans le cadre du travail, écartant la possibilité de travailler dans une entreprise qui soutiendrait des orientations à l’encontre de leurs valeurs.

Être chrétien a des conséquences dans le travail, mais n’est-ce-pas ce que nous enseigne la pensée sociale chrétienne pour construire une économie « humaine » qui respecte les intérêts de chacun ? interrogea Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France et archevêque de Reims. En notant que la problématique du sens du travail était très partagée par les jeunes, il prolongea ce constat en indiquant que le travail était aussi « une voie pour parvenir au sens de ma vie ». Les jeunes qui ont témoigné ne craignent pas d’affronter le « monde du travail » parce que la foi dont ils témoignent aussi donne confiance et espérance. Ces témoignages contrastent avec ceux, entendus l’année dernière à Lyon, des « décrocheurs » qui, aussi au nom de leur foi, décident de s’éloigner de l’entreprise et du monde du travail. Mais est ce que les uns et les autres sont représentatifs de toute la jeunesse ?

Le contenu de cette première journée, sa richesse également, a constitué un socle solide pour poursuivre, les 23 et 24 novembre, la réflexion et les échanges sur le thème du travail, dans toutes ses déclinaisons, notamment lorsqu’il s’agit du travail « invisible », dans toutes nos aspirations, dans toutes ses modalités d’organisation qui permettent de concrétiser ce que le sens du travail veut dire, conclut Isabelle de Gaulmyn.

                                                                                                  Les Semaines sociales de France


[1] On lira avec intérêt le rapport du Haut-commissariat au plan paru en octobre 2023 : la grande transformation du travail, crise de la reconnaissance et sens du travail (68 pages).

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