A la faveur des élections européennes surgit régulièrement la question de la suppression du monopole de l’initiative dont jouit la Commission européenne. De quoi s’agit-il ? Les Traités européens jusqu’au plus récent ont stipulé qu’aucun texte européen de caractère contraignant ne pouvait être adopté par les autorités législatives s’il n’avait pas fait l’objet d’une proposition initiale de la Commission européenne (article 17,2 du TUE). Ne serait-ce pas aller dans le sens d’une Europe plus démocratique que de donner également au Parlement européen ce droit d’initier des législations ?
Il s’agit pourtant d’une fausse bonne idée qui méconnaît la justification première du « monopole d’initiative ». Elle transposerait en effet abusivement les usages propres aux démocraties nationales dans le contexte de cet OPNI (objet politique non identifié comme le désignait Jacques Delors) qu’est l’Union européenne : ni Fédération en bonne et due forme, ni alliance confédérale d’Etats, mais plutôt une sorte de « fédération d’Etats nations », ceux-ci gardant le pas sur un « démos » européen qui n’existe pas encore.
Pourquoi ce privilège donné à l’exécutif européen dès l’existence de la Haute autorité de la CECA et confirmé par le dernier Traité d’Union européenne ? Pour deux raisons complémentaires. Instance autonome par rapport aux Etats (mais révocable par eux et par le Parlement en cas de manquement à ses obligations), la Commission européenne est assignée à proposer des actes en vue de réaliser les finalités du Traité dans l’intérêt général des pays qui composent l’Union. Elle est donc par nature astreinte à l’audace, ce qui ne serait pas le cas d’une assemblée composée d’Etats souverains ni à fortiori d’un collectif d’administrations nationales. En second lieu, du fait de sa composition où chaque Etat compte pour une voix, elle ne se prête pas à la formation de coalitions hégémoniques. Toute « proposition » de la Commission doit avoir été préalablement délibérée par l’ensemble des membres du Collège des Commissaires, tous ayant voix au chapitre y compris dans les matières qui ne relèvent pas de leur portefeuille respectifs.
En banalisant le pouvoir d’initiative étendu aux deux instances législatives que sont le Conseil des ministres et le Parlement européen, on mettrait en péril un équilibre subtil dont l’enjeu est d’éviter que les actes de l’Union européenne ne soient préemptés par des coalitions où le poids des nations les plus puissantes jouerait un rôle déterminant rendant de ce fait l’Union insupportable pour la vingtaine d’Etats qui comptent moins de 10 millions d’habitants.
En réalité, le monopole d’initiative de la Commission européenne s’exerce dans un cadre de finalités déterminées par les Etats, soit qu’elles aient été fixées par le Traité (article 3 TUE notamment), soit que le Conseil Européen, vrai centre d’impulsion de l’action commune, les ait contextualisées. En outre ces initiatives, annoncées dans un programme de législature par une Commission entrante, doivent être validées par le Parlement européen, ce qui ne va pas sans négociations. Enfin les initiatives de la Commission peuvent être au cas par cas et selon des règles précises, retoquées par un groupe de Parlements nationaux.
Si l’enjeu est que l’UE se développe et évolue en fonction de finalités très larges assignées par les Etats, alors l’objection démocratique se déplace du monopole de l’initiative vers la qualité de son exercice effectif. Malgré les nombreuses précautions procédurales prises par la Commission européenne pour améliorer sa « gouvernance » , tout particulièrement la transparence (en amont des propositions) et la réactivité (en aval de la mise en application des lois européennes), l’intelligibilité du processus de l’initiative et donc ses liens avec les citoyens restent en deçà des exigences d’une démocratie participative telles qu’elles se manifestent aujourd’hui : les consultations a-priori bien que systématiques, sont trop vastes et trop complexes pour en déduire des conséquences opérationnelles ; les études d’impact ex ante ne sont pas indépendantes ; le pouvoir d’interpellation directe des citoyens en vue d’amener la Commission à examiner de nouvelles initiatives (au moyen d’Initiatives citoyennes européennes) reste d’un maniement complexe et exagérément restrictif ; les évaluations ex post des effets directs et indirects des législations européennes en vigueur demeurent l’exception. Autrement dit de nombreuses voies sont encore à ouvrir pour européaniser les conditions de participation des citoyens à l’exercice du monopole de l’initiative. Elles pourraient aussi servir à renforcer le rôle des Parlements nationaux dans le processus de décision européen.
Jérôme Vignon
- Notamment à la suite du « Livre blanc sur la gouvernance européenne » adopté par la Commission en 2001.