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Dossier La Tribune du Christianisme social
L’universitaire Françoise Thom a donné quelques explications très convaincantes sur les causes de la kremlinophilie française[1]. On peut compléter son analyse en ajoutant le mythe persistant en France que l’âme slave dispose d’une telle profondeur qu’elle parviendra à sauver l’Europe de sa décadence morale et civilisationnelle. La guerre sauvagement déclarée par le Kremlin contre l’Ukraine contribue aujourd’hui à déciller une bonne partie de l’intelligentsia française. Mais il convient de comprendre que ce n’est pas seulement l’Etat russe qui est malade, c’est « l’âme russe » elle-même.
L’histoire de la toile d’Ilya Répine, cet artiste russe d’origine ukrainienne, représentant « Ivan le terrible et son fils, le 16 novembre 1581 », est à elle seule significative. Cette toile fut réalisée en 1885, peu après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881. La toile de Répine présente, dans des dégradés de rouge, le tsarévitch, le front maculé de sang, dans les bras de son père qui vient de l’assassiner. Le regard révulsé du père ne peut laisser personne indifférent. En fait l’artiste, un peu comme Gogol dans Les âmes mortes, a logé dans ces yeux épouvantés du tsar une critique, invisible à l’œil nu, de la théologie orthodoxe officielle. En effet dans le catéchisme de l’époque, qui se voulait traditionnel sans être pour autant évangélique, Dieu ordonne à Abraham l’assassinat de son propre fils Isaac. Or, chez Répine, le tsar Ivan, serrant son fils dans ses bras, les yeux sortant de leurs orbites, est comme bouleversé par sa propre inhumanité.
Nul ne connaissait encore, bien entendu, les avancées que fit par la suite l’exégèse biblique, expliquant qu’Abraham avait mal entendu la voix de YHVH. André Chouraqui traduit de la sorte en effet le fameux passage, en Genèse 22, où l’Elohîms s’adresse à Abraham : « Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes Is’hac, va pour toi en terre de Moryah, là monte-le en montée sur l’un des monts que je te dirai. » Pour André Chouraqui, qui refuse la traduction « et tu l’offriras en holocauste », ce texte révèle simplement que le sacrifice humain est remplacé par le sacrifice animal à l’époque d’Abraham. Au moment du sacrifice, Abraham entend sur la montagne la voix du Dieu vivant, la voix d’Adonaï/YHVH, et non plus la voix distante de l’Elohîms, qui lui demande de ne pas lancer sa main sur l’adolescent. Le patriarche comprend le premier que la divinité attend de la part de l’homme, comme sacrifice, de lui consacrer le meilleur de soi-même, c’est-à-dire sa filiation. L’holocauste de l’humain vers le divin ne peut être que spirituel. La psychanalyste Marie Balmary explique dans Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, que Dieu ne demande pas « d’immoler » et de « sacrifier » – comme le comprend dans un premier temps Abraham – mais de le « faire monter » (signification littérale du verbe hébreu), c’est-à-dire de l’élever vers le ciel, de le consacrer à Dieu. Le sens du récit s’éclaire : Dieu n’est pas un Dieu meurtrier, mais le Dieu qui sauve.
Mais l’Eglise orthodoxe russe n’a pas intégré ce type de théologie spirituelle. Sa représentation de Dieu est celle du pantocratôr capable de faire preuve de violence au nom du salut des âmes. Cette représentation de Dieu permet de saisir la profondeur de la vision autocratique du pouvoir dans les mentalités russes. Cette théologie induit également une vision fataliste de l’histoire. Tout ceci n’est pas sans conséquences. Alors que la Russie est le plus grand pays au monde, doté de ressources extraordinaires, elle est aussi un des pays les plus mal gérés au monde. En effet lorsqu’on rapporte la richesse produite par le pays au nombre d’habitants, la Russie ne se trouve qu’au 72e rang du PNB/habitant, soit 8447$/hab. La richesse totale médiane en Russie, qui concerne donc 50% des adultes, est de 871$. Par comparaison, elle est de 90 252 dollars au Canada, un pays comparable par sa situation géographique et sa superficie, de 8 023$ en Chine, et de 1 040$ en Inde, un pays importateur de pétrole et qui a une population dix fois supérieure. Mais plutôt que d’investir dans la santé, dans l’éducation, dans les infrastructures sociales, afin de réduire ces inégalités et doper l’engagement de ses habitants, l’Etat russe investit massivement dans l’industrie militaire. Son budget militaire est de 66,4 Mds de $/an, ce qui le place au 4e rang mondial, preuve de l’obsession de grandeur du gouvernement russe au détriment de son propre peuple.
[1] La kremlinophilie française : un mal incurable ? | Desk Russie (desk-russie.eu)
Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins, administrateur des Semaines sociales de France, chrétien orthodoxe, auteur de Voyage de Saint Pétersbourg à Moscou, Anatomie de l’âme russe, Paris Salvator, 2018.
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