Dossier La Tribune du Christianisme social

La tribune : Des retraites à la révolte : et si on se parlait ?

Le climat social actuel autour de la réforme des retraites met en lumière des points de vue radicalement opposés : celui de ceux qui défendent l’idée qu’une réforme est nécessaire, entre autres pour des raisons financières, et celui de ceux qui pensent que la réforme envisagée est injuste, inéquitable, inutile, dangereuse. La polarisation est vigoureuse, si bien qu’un dialogue apaisé semble impossible. Et ce clivage s’accentue encore davantage car à ces fractures, se rajoute une seconde polarisation en ce qui concerne la manière d’emporter la décision, puisque les différents protagonistes s’appuient sur différentes sources de légitimité : le fait d’avoir été élu au suffrage universel (pour le Président de la République), le fait de représenter le peuple (pour le Parlement), le fait de représenter la société civile (pour les syndicats), le fait d’être « le peuple » lui-même pour certains manifestants, le fait d’être expert (pour les universitaires qui défilent sur les plateaux de télévision), ou encore la légitimité liée à la Constitution, pour l’emploi du fameux 49.3, …

Bien sûr, chacun hiérarchise de façon différente la pertinence de ces différentes sources de légitimité, ce qui accentue la crise actuelle. Ainsi, plusieurs lignes de tension s’accumulent les unes sur les autres : aux clivages massifs autour de l’opinion de chacun sur la réforme des retraites (pour ou contre), se rajoute une polarisation sur ce qui fonde la légitimité des protagonistes (les élections, le peuple, la constitution, etc) et enfin le débat sur les modes d’action que l’on s’autorise (manifester pacifiquement, faire grève, bloquer le pays, participer à des émeutes ou à des affrontement violents). C’est sans doute dans cet empilement, cet entassement de clivages, que s’enracine la montée en puissance d’une lutte qui peut devenir violente.

La violence du débat sur les retraites n’est nullement l’apanage de la France, puisque l’on trouve des mobilisations massives autour de cette question depuis une dizaine d’années à la fois en Europe (Espagne en 2011, Grèce en 2016) mais aussi en en Afrique du Nord (Maroc 2016 et Algérie 2018), en Asie (Sri Lanka 2011 et Taiwan 2017), et en l’Amérique latine (de l’Argentine en 2012 au Brésil en 2021 en passant par le Chili en 2016, le Nicaragua en 2018, et la Colombie en 2019). Sommes nous arrivés au temps des soulèvements, comme le prétend l’anthropologue Alain Bertho (1) ? La radicalisation et la violence sont-elles devenues les seules actions possibles pour être entendu ? Est ce que l’action non violente promue par Gandhi est définitivement enterrée, l’ère du consensus dépassée?

Une voie qui permettrait de sortir de cette impasse dangereuse est celle du dialogue. Impossible ? Non. Des expériences de dialogue ont été menées dans un contexte autrement plus difficile aux Etats Unis, entre Démocrates et Républicains , sur des sujets extrêmement clivants, comme par exemple la question de l’avortement. Elles ont été mises en place par Amy Uelman (2), professeure à l’école de Droit de l’Université de Georgetoxwn (Washington, USA) et consistaient en un parcours en plusieurs étapes. Tout d’abord, il s’agissait de se mettre d’accord sur des faits : dans le cas de la réforme des retraites, cela signifierait partager une analyse sur les chiffres concernant l’évolution du financement des retraites, les risques financiers encourus, etc. Ensuite, étaient constitués des petits groupes basés sur un engagement à écouter l’autre profondément : cela signifie ne pas enfermer l’autre dans une caricature, ne pas le résumer à des slogans, ne pas préparer des contre-arguments pendant que l’autre parle, ne pas agir sur un mode réactif comme on le fait sur les réseaux sociaux. Il a été montré que l’expérience de se sentir écouté de cette façon par une personne dont l’opinion est opposée permet réellement de construire des ponts là où le dialogue était totalement rompu, là où domine la haine, là où on ne voit plus l’humanité de l’autre. Une condition pour que cela fonctionne est qu’il faut se donner du temps, ne pas regarder sa montre.

Attention, écouter l’autre de cette manière ne signifie pas valider ce qu’il dit : cela signifie juste accueillir sa pensée, et trouver une place en soi pour recevoir aussi la conviction de l’autre. Une telle méthode s’est montrée efficace, même dans des situations très difficiles de pseudo émeute, comme par exemple après l’assaut du capitole par les partisans de Donald Trump. Pourquoi ne pas l’appliquer en France pour faire avancer la réforme des retraites ?

(c) photo

[1] 2020 Time over ? Le temps des soulèvements, Le Croquant, 160 pages

[2] Uelmen, Amy. “Whither Dialogue After the Capitol Riot?” Canopy Forum, January 13, 2021. https://canopyforum.org/2021/01/14/whither-dialogue-after-the-capitol-riot/.

Catherine Belzung, administratrice des Semaines sociales de France

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