Il y a une dignité de la chose politique qui tient à ce que sa fonction n’est pas seulement de donner aux hommes les moyens de leur existence, mais aussi de les exercer à la communication, au dialogue, à la recherche de la signification de leur existence commune.
La vie politique perd une grande part de sa valeur quand elle n’est plus qu’une gestion technique de la vie matérielle. Ce débat sur le sens de la vie sociale appartient donc à la tâche politique et il suppose la confrontation publique des convictions personnelles ou collectives qui habitent la société.
C’est ce qu’a notamment conceptualisé et développé le philosophe allemand Jürgen Habermas dans la notion d’espace public. [1] La compréhension qu’il en donne me semble particulièrement féconde pour le renouvellement de la vie démocratique. Il le définit comme la sphère intermédiaire qui s’est peu à peu constituée entre la société civile et l’État, offrant un espace dans lequel une opinion publique peut s’élaborer, se forger, comme un pôle de résistance à la domination étatique. C’est le lieu accessible à tous où s’instaure un débat libre, critique et ouvert, où s’expriment des positions différentes, où les questions sont débattues publiquement et contradictoirement Mais cet espace public n’est pas seulement celui de la confrontation, c’est également celui de la délibération où, par-delà les points de vue particuliers, une société élabore des compromis, des références communes, permettant de vivre ensemble. C’est dire que la participation du plus grand nombre est nécessaire, elle contribue à enrichir la démocratie représentative de délégation, aujourd’hui bien essoufflée, par une démocratie de la délibération.
En ce sens, il faut se réjouir du lancement en France des États généraux de la bioéthique. Le débat démocratique dans l’espace public n’est pas forcément facile à organiser. Il requiert de clarifier les enjeux, d’entendre et d’échanger les arguments, de laisser se déployer les idées, les connaissances, les convictions, au-delà des seuls experts et à distance des pressions émotionnelles ou partisanes. Il a par conséquent aussi besoin de temps, Paul Ricœur a même écrit que « la discussion politique est sans conclusion, bien qu’elle ne soit pas sans décision ». [2] Si l’on n’organise pas ce temps du débat, de la discussion, toujours à reprendre, où chaque individu, chaque communauté, chaque association a sa place, on voit inévitablement un écart se creuser entre les citoyens et la classe politique. Un décalage dangereux qui nourrit le discrédit à l’égard de cette dernière et dans lequel s’engouffrent les populismes. C’est seulement si notre société est nourrie et portée par le débat démocratique dans l’espace public qu’elle demeurera une « société ouverte » [3], pour reprendre l’expression de Karl Popper.Ouverte parce qu’elle n’a jamais la certitude de disposer du sens de l’histoire et donc de détenir les meilleures solutions, aucune ne pouvant dès lors être absolutisée comme une vérité incontestable. Ouverte parce qu’elle s’efforcera toujours de prendre en compte la diversité des opinions, des cultures, des options de vie, en offrant des lieux de débat public et d’intégration des différences en vue d’aménager au mieux la coexistence humaine. J’ajoute que cette notion d’espace public peut aussi éclairer notre compréhension de la laïcité, sur la base de ses textes fondateurs. Elle implique en effet la participation au débat public des diverses familles de pensée, donc aussi des religions et des Églises. Ayant renoncé à toute volonté hégémonique, leurs convictions et leurs paroles dans l’espace public sont légitimes et même nécessaires.
Michel Bertrand
Professeur honoraire à la Faculté de théologie protestante de Montpellier