Dossier La Tribune du Christianisme social

Regagner le temps perdu pour réhumaniser le travail 

réhumaniser le travail

L’incertitude est constitutive de l’humanité. Ce fut la leçon première de la première journée des Semaines sociales de France qui s’est tenue le 12 octobre à Reims. Il est toujours tentant de vouloir s’extraire de l’angoisse des contingences du monde, mais toute échappatoire tend à aliéner la liberté humaine. Le prix de la liberté est lourd, mais l’homme se forge à travers des libres choix qui font de lui une matière vivante, pensante et consciente.

Les jeunes chrétiens prétendent répondre, à l’image de leur génération, à l’appel de cette liberté. Dans un monde où les repères traditionnels tendent à s’oublier, ils préfèrent la sécurité éthique à la sécurité matérielle. Ils interrogent le sens de leur engagement et de leur présence au travail. Le travail ne se réduit pas à une valorisation financière ou à un statut social. L’épanouissement personnel représente un critère déterminant dans le choix d’un métier et dans l’exercice d’une profession. La volonté de s’élever socialement a laissé place à la volonté de s’élever éthiquement. A ce titre, l’attente d’une correspondance entre les valeurs de l’entreprise, ses engagements en matière sociale et environnementale, et les valeurs personnelles du salarié transforme la relation au travail qui se limite moins que jamais à un aspect purement mercantile.

Pour cette génération, le travail est ainsi d’abord une affaire de relations humaines. Comme toute relation humaine, le travail peut donc être source d’épanouissement personnel et collectif. Aimer son travail signifie y retrouver toute sa dignité dans un esprit de confiance, de respect et de solidarité.

Aussi, dans ce qu’il est convenu d’appeler le marché du travail, la relation humaine est-elle devenue primordiale, d’autant plus que le travail lui-même s’est transformé et nécessite un regain d’humanité pour réhumaniser le travail.

Depuis vingt-cinq ans, le travail s’est profondément intensifié du fait à la fois de l’organisation du travail mise en œuvre à la suite de la réduction du temps de travail hebdomadaire (la semaine de 35 heures) et de l’ouverture de l’économie nationale à la mondialisation.

Dans le même temps, l’univers professionnel est devenu de plus en plus contraignant : travail éclaté soumis à des sollicitations multiples, contrats atypiques, horaires atypiques, temps de vie personnel et professionnel de plus en plus imbriqués, « reporting » permanent, normes de plus en plus exigeantes, performance attendue à court terme, voire à très court terme.

Parallèlement, les gains salariaux ont été absorbés par la croissance des prix de l’immobilier, ce qui a eu pour effet une extension de la distance entre le lieu de résidence et le lieu de travail, contrainte supplémentaire dans le quotidien du travailleur.

La mondialisation et la tertiarisation de l’économie française se sont ainsi accompagnées d’un accroissement de la charge mentale qui repose tant sur le salarié que sur l’employeur.

L’intelligence artificielle qui pourrait conduire à une modification substantielle des modes d’organisation et de production peut aussi bien alourdir la charge mentale que l’alléger. Tout dépend de la manière de s’emparer de ce qui n’est rien d’autre qu’un outil au service des hommes. L’entreprise, au regard de la nouvelle révolution technologique, se retrouve prise, en quelque sorte, à un défi d’humanité.

La révolution numérique est une chance inespérée de replacer l’homme au centre du travail. La distinction entre l’homme et la machine tient dans toutes les compétences humaines dont ne peut se prévaloir une intelligence artificielle, de l’empathie à la capacité à surprendre, à convaincre, à animer l’impersonnel.

La révolution numérique est aussi une chance de redéfinir l’apprentissage en mettant en valeur les « soft skills » et le « faire pour apprendre ». L’apprentissage par la pratique tel qu’il est à l’œuvre dans les écoles de production ou dans des mouvements de jeunesse tel le scoutisme exige un sens du discernement qui permet de prendre la mesure de l’outil de production, y compris l’intelligence artificielle.

Le pouvoir d’agir du collectif de travail, sa capacité à comprendre, à discuter, à participer, à adhérer aux grandes orientations et aux méthodes de travail fixe le cadre d’un travail réhumanisé.

Dans ce cadre, l’écoute est une vertu primordiale. Savoir se parler, savoir se dire les choses d’un côté comme de l’autre, savoir se comprendre, c’est reconnaître la primauté de la relation humaine dans le monde du travail.

Le souci du « Care » constitue le fondement de cette relation humaine. Le souci du « Care », c’est la prévention des accidents du travail graves et mortels, c’est le souci de l’autre, c’est l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est l’inclusion sociale des personnes différentes, des personnes en situation de handicap, etc.

Le souci du « Care », c’est aussi la meilleure façon de construire ensemble une organisation du travail qui recherche la performance économique de l’entreprise, mais aussi sa performance humaine et sa performance environnementale.

Le dialogue social est d’autant plus riche que l’écoute a été vertueuse.

L’écoute exige cependant du temps perdu. Le temps perdu, c’est le temps qui ne sert à rien et qui pourtant sert à tout. C’est le temps qui permet au travail de se décanter, aux amitiés de se nouer, aux conflits de s’apaiser.

Il est grand temps de regagner le temps perdu pour réhumaniser le travail.

Philippe Garabiol

Président des Semaines sociales de Paris

Les plus récents

Voir plus