Tous les mois, retrouvez Pierre-Yves Stucki et sa chronique sur la pensée sociale chrétienne et l’actualité, au micro de Paul Keil sur RCF Jerico Moselle.
Pour cette dernière chronique de l’année, je voudrais m’arrêter sur un sujet qui est passé, à mon sens, un peu trop inaperçu, alors que ses conséquences sont considérables : ce qu’on appelle la « neutralité du net » et, en l’occurrence, sa fin possible.
Je connais bien la tentation, dès qu’on parle un peu d’informatique, de balayer le sujet : « ça nous dépasse, on n’y comprend rien, tout cela n’est qu’un sujet technique pour les techniciens ». Eh bien non : la technique n’est absolument pas neutre. Elle détermine tellement nos vies – et de plus en plus – que nous n’avons pas le droit de ne pas nous y intéresser.
Alors de quoi parle-t-on ? La neutralité du net, c’est un principe qui garantit que tous les flux de données sur internet sont traités de manière égale, quelle que soit la source, la destination ou le contenu de l’information transmise. Concrètement, cela interdit par exemple à un fournisseur d’accès internet de faciliter l’accès aux vidéos d’un site donné par rapport à celles d’un autre, ou encore de freiner arbitrairement l’accès à certains contenus.
Bien sûr, les équipements permettant une gestion sélective du trafic sur internet existent depuis longtemps et les opérateurs rêvent de s’en servir plus librement, parce que cela permet de monnayer un accès plus performant à tel ou tel service.
Jusqu’à présent, des règlementations, dans les différents pays – du moins ceux qui se revendiquent « libres » – empêchaient ces pratiques. Mais aux États-Unis, la donne vient de changer. Ce jeudi 14 décembre, la Commission fédérale des communications a mis fin à ce principe fondateur de l’internet.
Les grands fournisseurs d’accès américains (parmi lesquels Verizon, Comcast ou AT&T) pourront désormais commercialiser des accès prioritaires à certains réseaux ou des offres qui privilégient certains services. Pure coïncidence sans doute, le président de cette Commission, Ajit Pai, nommé par Donald Trump, est un ancien conseiller de Verizon…
Avec cette décision, son objectif est de dynamiser ce secteur en le dérégulant, car, nous dit-il « la neutralité du net plane comme un nuage noir sur les affaires ». Permettez-moi de trouver glaçante cette image qui ne voit dans le principe d’accès équitable à l’information qu’une sombre menace sur les affaires…
Cette évolution rejoint les préoccupations de la pensée sociale chrétienne. En 2000, le Conseil pontifical pour les communications sociales s’interrogeait : « La dimension éthique ne se rapporte pas seulement au contenu de la communication (le message) et au processus de communication (la façon dont est faite la communication), mais également à des questions de structures et de systèmes fondamentaux, concernant souvent des questions importantes de politique ayant une influence sur la distribution de technologies et de produits sophistiqués (qui détiendra un grand nombre d’information, et qui en aura peu?). ».
Bien plus tôt encore, Jean XXIII affirmait dans Pacem in terris le droit à une information objective, ce que développe le Compendium de la doctrine sociale, en l’ordonnant au principe de participation : « Aucune participation n’est pensable sans la connaissance des problèmes de la communauté politique, des données de fait et des diverses propositions de solution. Il faut assurer un pluralisme réel dans ce secteur délicat de la vie sociale, en garantissant une multiplicité de formes et d’instruments dans le domaine de l’information et de la communication et en facilitant les conditions d’égalité dans la possession et l’utilisation de ces instruments grâce à des lois appropriées. »
Même si le Compendium visait surtout la concentration des grands médias audiovisuels, cette dernière affirmation plaide explicitement pour la neutralité du net.
Bien sûr, il ne faut pas être naïf. L’accès à l’information est déjà largement conditionné, par exemple par les algorithmes de Google qui déterminent les critères de classement des résultats de recherche, ou ceux de Facebook qui décident des informations qu’ils vont présenter en priorité – pour ne prendre que deux des moyens aujourd’hui majeurs d’accès à l’information.
Mais on franchit un pas supplémentaire vers une société où l’organisation des moyens de communication sociale n’est plus guidée que par des principes lucratifs, au détriment du bien des personnes et des communautés auxquelles elles appartiennent.
Je laisse le mot de la fin à Mignon Clyburn, l’une des deux commissaires opposées à la récente décision américaine : « Les conséquences de la fin de la neutralité du Net ne se feront pas sentir tout de suite. Mais j’ai peur qu’un jour nous nous réveillions et que, voyant ce qui a changé, il soit trop tard pour faire quoi que ce soit. »
Par Pierre-Yves Stucki