Le 31 mars 2022, La commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), installée le 23 mars 2021 pour deux ans, a présenté ses conclusions intermédiaires après une première année d’action (1). Sorti en pleine crise de la guerre en Ukraine et en période pré-électorale, ce rapport intermédiaire de la Ciivise a eu peu d’écho médiatiques. Pourtant il mérite d’être lu, en particulier car il donne déjà 20 préconisations pratiques puisque, comme le rappellent les auteurs, « protéger les enfants n’attend pas ».
La sortie de ce rapport est aussi l’occasion de faire le lien entre cette commission et la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (2)), qui l’a précédée de peu. L’introduction du rapport rappelle que si l’élément déclencheur de l’installation de la CIIVISE est la parution des livres de Camille Kouchner (La Familia Grande) et de Vanessa Springora (Le consentement) qui « impose de regarder la façon dont la société a banalisé, minimisé et caché les viols et les agressions sexuelles infligées [aux] enfants », c’est aussi la démarche de la CIASE qui sert d’exemple et de moteur : « en novembre 2018, la Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et des religieuses de France ont confié à Jean-Marc Sauvé la responsabilité de conduire les travaux de la CIASE. Si la lumière devait être faite sur les violences sexuelles commises dans l’Église, elle devait l’être aussi dans toutes les sphères de vie des enfants ».
Les deux commissions sont très proches dans leur fonctionnement (indépendance, interdisciplinarité, large place donnée aux témoignages et à la parole des victimes, réunions publiques). Dans les deux commissions ont été invités à participer des sociologues spécialistes des enquêtes sur les violences sexuelles. Par contre il faut souligner que ce que n’a pas à faire la Ciivise, car cela a été fait dans le cadre de la Ciase et que la Ciivise s’en saisit, c’est une enquête en population générale pour mesurer et décrire l’ampleur et les contextes des abus sexuels (3). Cette enquête en population générale, réalisée par l’Inserm pour la Ciase, a été l’objet d’une polémique au sein de l’Eglise, certains remettant en cause sa méthodologie et la validité de ses résultats, en particulier les estimations du nombre de victimes d’abus dans l’Eglise Catholique. Avec Jérôme Vignon* nous avons analysé cette enquête et ses estimations et avons expliqué dans un article d’Etudes (4) pourquoi ces critiques nous paraissent sans fondement et en quoi ces estimations sont justes, et même probablement inférieures à la réalité.
Mais il faut aussi rappeler que cette enquête a apporté bien plus que des éléments chiffrés sur les abus sexuels dans l’Eglise. En regardant uniquement l’arbre de cette polémique, on risquerait de ne pas voir la forêt derrière, et ne pas prendre conscience de la gravité de ce qu’a révélé cette enquête.
C’est en effet la première enquête représentative en population générale en France qui permette de mesurer l’ampleur des violences sexuelles chez les enfants, et elle a montré qu’environ un adulte sur dix a subi au moins une fois une violence sexuelle (viol, tentative de viol ou attouchement) avant l’âge de 18 ans. Globalement les filles sont plus souvent victimes que les garçons : 15% des femmes et 6 % des hommes déclarent de tels abus avant 18 ans (les violences subies dans le cadre de l’Eglise concernent par contre plus les garçons que les filles, et globalement elles concernent environ un adulte sur cent).
Le lieu principal de cette prédation est la famille : 4% des personnes interrogées ont été abusées au sein de leur famille, 2% par des amis de la famille, 2% par des inconnus, 1,8 % par des amis, 1,2% dans le cadre de l’Eglise (dont aumônerie, enseignement, scoutisme etc..), puis viennent le sport, l’école, les activités de loisirs.
Pour La CIIVISE, comme pour la CIASE, les chiffres n’ont pas d’autre raison d’être que d’appeler à une prise de conscience générale que quelque chose doit changer. A partir des enquêtes citées, on peut estimer à 160 000 le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles chaque année. Ce n’est qu’une estimation à partir des adultes interrogés sur leur enfance. L’urgence aujourd’hui est de repérer les enfants en danger, les protéger, et prévenir de nouvelles agressions.
La meilleure arme est d’écouter leur parole ou leurs signes, de les respecter, de leur donner du poids et du pouvoir. Les témoignages des victimes de la Ciivise comme de la Ciase disent toujours la même chose : la difficulté à dire l’indicible, le honteux, et ensuite la difficulté à être entendu et cru.
Il y a donc une véritable révolution à mettre en œuvre : « prévenir, c’est aussi construire une société sans violences, c’est-à-dire lutter contre les stratégies de domination et d’appropriation du corps de l’autre, veiller à respecter l’intégrité des plus vulnérables et parmi eux, les enfants, dont tout particulièrement les enfants handicapés. Enfin, prévenir, c’est éveiller les consciences, c’est vouloir que le mouvement de libération de la parole ne soit pas étouffé, c’est s’organiser pour que cette parole construise la culture de la protection» (1). La CIASE remettait ses conclusions à l’Eglise, la CIIVISE les remet au gouvernement français, via le secrétaire d’Etat chargé de la famille et de la protection de l’enfance. Les leviers à mettre en œuvre sont multiples, et appellent une coopération des différents ministères, dont on connait toute la difficulté. Espérons que cela ne conduira pas à étouffer ces voix qui émergent.
Annabel Desgrées du Loû, Directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement
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1. https://www.ciivise.fr/wp-content/uploads/2022/03/CCl-inter_2803_compressed.pdf
2. https://www.ciase.fr/medias/Ciase-Rapport-5-octobre-2021-Les-violences-sexuelles-dans-l-Eglise-catholique-France-1950-2020.pdf
3. https://www.ciase.fr/medias/Ciase-Rapport-5-octobre-2021-Annexe-AN27-Rapport-Inserm-EHESS.pdf
4. https://www.revue-etudes.com/article/les-chiffres-de-la-ciase-a-l-epreuve-24251
*Inspecteur général honoraire de l’INSEE et ancien président des Semaines sociales de France