Dossier Rencontres anuelles

Conclusion de la session 2002

Par Michel Camdessus

Conclusion de la session 2002 des Semaines Sociales de France, »La violence, Comment vivre ensemble ? »

Michel Camdessus, Président des Semaines Sociales de France

I – Nous avons passé trois jours sur les cimes, je dois vous raccompagner dans la plaine

Comme j’étais présomptueux, en préfaçant la brochure de présentation de cette Semaine Sociale, de vous proposer d’essayer de « comprendre la violence ». Après ces trois jours, nous nous rendons compte qu’on ne peut pas la comprendre tout à fait : elle reste une énigme qui, chaque jour, engendre son lot de souffrances et restera là, toujours : « bête tapie à notre porte ».

Elle est là partout. On a beau la combattre, elle ressurgit, nouvelle et terrifiante :

* violence de l’injustice économique avec le cri du Tiers-monde devant notre impuissance commune à créer des dynamiques crédibles d’un développement durable et solidaire, et violence aux 60 millions d’exclus en Europe même ;

* violence des jeunes et surtout sur les jeunes et les plus vulnérables ;

* violence enfin de ce que François Heisbourg appelle l’hyper-terrorisme international ; il nous a laissés sans illusion : cette menace restera avec nous durablement avec un élément aggravant puisqu’il se définit précisément par le fait qu’à la différence de la « grande peur » de la guerre atomique du dernier demi-siècle, il n’est pas contenu par un équilibre de la terreur.

Nous avons essayé de regarder en face quelques uns de ces visages de la violence. Nous savons mieux désormais :

* que la violence est la mort qui, insidieusement, s’insinue dans la vie, souvent sous le couvert d’un bien (vous reconnaissez les mots de Sœur Véronique Margron),

* que le violent est souvent un être violenté,

* que sans respect envers l’autre sexe -clé de tous les respects-, il est impossible d’espérer faire progresser le respect pour les autres races, cultures, religions. Le silence entretenu autour des violences faites aux femmes entretiennent toutes les autres violences,

Nous savions mieux aussi :

* que des parents qu’on nous dit démissionnaires, sont souvent des parents que notre société démissionne, en les privant de toute estime d’eux-mêmes, en leur demandant des démarchés impossibles, en les installant dans la précarité, en les convainquant, sans même avoir à le leur dire, qu’ils sont au-dessous de tout et en particulier de leur mission sacrée de pères et de mères,

* que des institutions que nous disons bloquées, voire criminogènes, auxquelles nous ferions facilement porter la responsabilité de la fin annoncée du « modèle républicain », sont des institutions que nous bloquons, dont nous sommes absents ou que nous laissons coupées de la société face à des tâches qui les dépassent.

Mais si nos yeux accommodent mieux et si notre regard se fait à cette complexité des situations de violence, la violence demeure une énigme au cœur même de notre condition d’hommes acharnés à s’entredétruire, à saccager leur bonheur. Énigme de la violence dont nous ne venons pas à bout, de celle dont souffrent tant d’êtres que nous aimons, de celle qui monte autour de nous, rendant dérisoires tant d’efforts pour la conjurer.

Énigme ! Énigme d’autant plus lourde à vivre pour ceux qui se réclament de l’Evangile, que nous n’avons cessé de commettre d’épouvantables violences, nous aussi, et qui plus est, parfois au nom de notre Foi. Énigme tout simplement aussi d’un monde où, même lorsqu’ils ne jouent pas les va-t-en guerre, ce milliard d’êtres humains qui se réclament de Jésus-Christ n’apparaissent pas comme une force décisive contre la violence. Énigme au cœur de « l’embrouillement » que nous sommes, selon le mot de Pascal, si bien cité par Michèle Cauletin. Mais énigme qui, pour les chrétiens, sans se résoudre, s’éclaire et se vit dans le Mystère qui l’embrasse tout entière.

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De l’énigme au Mystère

René Girard nous a montré comment, dès la Bible qui est pourtant une longue histoire de violences, le regard se retourne. Face à la violence de la toute-puissance, c’est la Révélation de la toute-faiblesse de Dieu, d’un Dieu vivant l’affrontement et les conflits, d’un Dieu s’offrant à nous comme le modèle d’humanité, en subissant tout de la violence humaine, mourant seul pour le salut de tous. Cette mort, disait Véronique Margron, change le signe de la violence. Ici se révèle « la bonne violence ».

Violence, non plus de la perversion, de la négation de l’autre, mais celle qui ouvre à la douceur persévérante, active de la bonté. Faire crédit à cette Parole, ce n’est en aucune manière échapper de la violence comme l’on serait hélitreuillé d’un navire en perdition, mais c’est la vivre autrement, sachant que là où nous l’affrontons, le Christ chemine avec nous.

Formidable annonce mais aussi nouvelle énigme de se sentir si peu transformés par elle et d’être si peu capables, à l’irruption d’un tel message, de transformer le monde ! Eh bien non, nos cœurs peuvent être changés, mais nos moyens restent ceux des hommes et nous sommes laissés sans armes-miracles pour venir à bout du mal, les mains aussi nues que les autres hommes.

Mais alors que faire ? D’abord, quelque chose d’essentiel. Démasquer la violence certes, sans se laisser fasciner par elle, sans se laisser gagner par la peur qui est un début de complicité avec elle, et savoir reconnaître -magnifique bonne nouvelle- ceux qui font face, ceux qui la font reculer. Ils nous montrent la voie, ils nous appellent dans leurs rangs et nous invitent à tenter d’aller au-delà et à ouvrir d’autres voies.

II – Parlons de ceux qui font face

La Déclaration universelle de décembre 1948 ne proclame qu’un seul devoir, le devoir de tout homme d’agir « en esprit de fraternité ». Eh bien, mes Chers Amis, sans même s’en souvenir, beaucoup d’hommes et de femmes autour de nous pratiquent, avec un courage stupéfiant et sans tapage, cet antidote de la violence et ouvrent des sentiers de l’espoir et s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que chacun, en repartant ce soir, pourra dire qu’au cours de ces trois jours, il en a rencontrés ici beaucoup, et merci à La Croix d’avoir publié, à l’occasion de ces Semaines Sociales, ce merveilleux numéro à leur sujet. Merci aussi à La Vie pour son dossier sur « Les écrans de la violence ». Voilà les médias comme on les aime !

Non, la violence n’est pas seule à marquer le monde actuel. Des valeurs émergent en face d’elle et Bernard Ibal vient d’en identifier quelques unes : convivialité, sportivité, respect de la nature, cette prodigieuse efflorescence de la vie associative qui a marqué ces dernières décennies et qui, sous tant d’angles divers, renouvellent le lien social ; et Jean-David Levitte, ce matin, nous a montré ce que la coopération internationale parvient à réaliser ou peut tenter de faire dans un monde que nous avons toujours tendance à voir comme dominé par la toute-puissance d’un seul ou la violence des plus cyniques.

Plus précisément, que reconnaissons-nous dans le vécu de ces hommes et de ces femmes qui, dans leur vie familiale, leur voisinage, leur engagement humanitaire ou leur combat politique, font face à la violence ?

Trois réhabilitations

D’abord, l’accueil de l’autre, avec un infini respect de ce don qu’est sa différence, l’attention au plus faible, le sens responsable de la fragilité du lien social en amont même de tout conflit et lorsque la dignité du plus faible risque d’être mise en cause, leur détermination à faire front. Faire front. En d’autres termes, accepter l’affrontement et faire du conflit inévitable le lieu même de la reconnaissance de l’autre et, finalement, du vivre ensemble. C’est le grand enseignement que nous retirons de la conférence de Charles Rojzman. Voici donc le conflit réhabilité. Je vous ai suggéré vendredi que nous passerions par trois procès en réhabilitation au cours de ces trois jours. Voici le premier.

Le conflit, avons-nous mieux compris, est, en bonne part, la vérité de notre condition ; le conflit que nous devons reconnaître et apprendre à régler, sachant que la violence n’est qu’un conflit qui tourne mal et qu’il est une occasion de peut-être transformer une violence potentielle en puissance de création, d’alliance et de communion.

Dans tous les riches aperçus qui nous ont été offerts à ce propos, retenons tout particulièrement le lien entre vérité et apaisement. Michèle Cauletin nous citait Marie Balmary parlant de « La loi universelle, semble-t-il, de la répétition du mal tant que sa révélation n’est pas possible ».

Et ici, je pensais à cette idée géniale des Sud-Africains, plus ou moins timidement reprise ici ou là, de la Commission « Réconciliation et vérité ». Violence et mensonge sont complices, la vérité seule en vient finalement à bout et rend le pardon et la paix possibles. Initiative à chaud que celle-là mais qui trouve son pendant ailleurs, dans le courage de tous ceux qui décident de cesser d’occulter certaines pages de leur histoire.

Je vous avais annoncé trois réhabilitations. L’esprit de la première -celle du conflit- vous suggère ce que j’aimerais vous dire des deux autres. D’abord celle des institutions du vivre ensemble. Aidons de notre mieux leur adaptation à notre temps mais commençons par reconnaître nos devoirs envers elles. Ce ne sont pas des vestiaires où déposer nos problèmes, ni des laveries automatiques de nos turpitudes, de nos lâchetés, de nos oublis de l’autre. Reconnaissons aussi le travail de tous ceux -et nous en avons rencontrés- qui, dans leurs rangs, qu’ils soient policiers, magistrats ou enseignants, soutiers ou dirigeants, travaillent au quotidien à les changer, sans attendre la grande réforme qui ne tombera jamais du ciel.

Et s’agissant des institutions internationales, reconnaissons-les pour ce qu’elles sont. Vous l’aviez bien perçu avec Jean-David Levitte : non des super-pouvoirs dont nous faisons si facilement des boucs-émissaires, mais des instruments qui sont entre nos mains et dont l’impuissance parfois ne fait que refléter notre absence, nos oublis de la parole donnée, notre inattention à reconnaître la vérité du monde et les formidables forces de régression qui s’opposent à sa marche vers une unité solidaire et riche de toutes ses diversités.

Réhabilitation enfin du politique à tous les niveaux : je vous renvoie au très beau texte de la Commission sociale de l’Épiscopat de février 1999. Soutenons ces hommes et ces femmes qui, dans la diversité des opinions, s’engagent sur une voie qui est celle d’abord du service, sur des terrains où le discernement du bien commun est difficile, où il faudra savoir trouver des compromis avec les fauteurs mêmes de violences, s’entendre sur de moindres maux et prendre le risque de n’être même pas compris par ceux-là mêmes qui leur sont proches ! Oui, risque de tous les malentendus. Après tout, Jésus n’est-il pas mort d’un malentendu politique ? On dira injustement toute sorte de mal d’eux. Heureux seront-ils ! 1001 approches…

Au-delà de ces réhabilitations, de ces refondations, nous avons partagé mille et une approches ou expériences du « refaire société » et du « faire humanité ».

Je n’en mentionne que quelques unes parmi toutes celles qu’en particulier les Grands Témoins ont expliquées ou qui m’ont été rapportées des différents Carrefours.

1. Refaire société

Et d’abord, évidemment, cet appel à ce que nous devenions toujours plus des citoyens lucides et debout ; des hommes et des femmes qui se gardent de désigner le bouc-émissaire, car s’il est vrai que René Girard a superbement décrypté les mécanismes victimaires, il est toujours aussi tentant, que dis-je, il va toujours autant de soi dans notre monde de continuer à le faire.

Je voudrais mentionner ici toutes les suggestions qui ont été faites, en particulier dans le domaine de l’éducation pour que l’école donne véritablement sa chance à tous les enfants plutôt que de se consacrer de fait au renouvellement des élites et pour qu’elle devienne le lieu de l’apprentissage de la vie en société dans l’attention à chaque enfant, et tout particulièrement à ceux d’entre eux qui sont déjà marqués par la violence.

Comment aussi ne pas retenir la très grande attention portée à toutes les nouvelles approches de la médiation à tous les niveaux de la société et aux méthodes qui, heureusement, se répandent aujourd’hui, de gestion non violente des conflits et à tout ce qui peut donner, y compris et surtout pour ceux que nous prenons pour violents, un sens au « vivre ensemble ».

Une grande attention a été portée bien sûr à la présence de la violence dans les médias. La déontologie, conjuguée au sens de la responsabilité des journalistes, doit permettre d’éviter les phénomènes d’accumulation et de répétition qui ont, par exemple, contribué à développer un fort sentiment d’insécurité en France, au cours des toutes dernières années. Des règles sont nécessaires, car la course à l’audience, comme le marché, est amorale. Mais ce qui prime, face au développement des outils médiatiques, en particulier la télévision, c’est le développement d’une conscience citoyenne et favorisant l’exercice de la liberté et de la responsabilité de chacun.

Enfin, comment ne pas explorer et soutenir tout ce qui favorise des alternatives à la violence : formation à la culture de paix et toutes ces formules qui se cherchent, telles que les temps de volontariat civil dans les associations, voire de services civils obligatoires, toutes ces façons de ne pas frustrer la générosité de bien des jeunes.

2. Faire Humanité

Et d’abord, dans notre engagement résolu pour édifier une humanité renouvelée, traquons la violence du mépris, de la condescendance, où qu’il se trouve, surtout lorsqu’il se glisse subrepticement dans nos propres comportements.

Face à tous les conflits du monde, retenons -c’était une conclusion du Carrefour sur les fondements de la paix- qu’au cœur des conflits, il y a des chemins possibles puisqu’il y a des hommes et des femmes qui travaillent à leur trouver une solution. Les conflits ne sont jamais sans issue. Nous devons nous engager à soutenir ces acteurs de paix et, bien évidemment, toutes les ONG présentes sur ces chantiers et ceux du développement, avec toute la panoplie de leurs objectifs : lutte contre la faim, commerce équitable, fonds éthiques, etc.

Mais nous ne devons pas perdre de vue deux combats fondamentaux :

* d’abord que les engagements internationaux de notre pays soient tenus ;

* et pour que, dans les organisations internationales, la voix des pays en développement soit mieux prise en compte ;

* et faire en sorte que les progrès de la construction européenne s’identifient avec une ouverture plus grande aux importantes missions mondiales. Quel beau symbole ce serait que cette force d’intervention rapide, dont l’Europe s’équipe, puisse mettre une partie de ses éléments à la disposition des Nations Unies pour servir sous l’étendard de celle-ci, les causes de la paix.

Refaire société, faire humanité : à cheval entre ces deux approches, la suggestion même du Saint-Père « de promouvoir partout des collaborations, sachant que même le plus petit geste, la plus petite action en ce sens portera du fruit. Eh bien, je ne doute pas que nous serons tous sur ce chantier ». En ce qui nous concerne plus particulièrement aux Semaines Sociales de France, c’est exactement ce que nous voulons faire au cours des années qui viennent, dans les deux directions où nous sommes maintenant fermement engagés :

* notre effort pour créer, dans toutes les régions de notre pays, des antennes prolongeant au plan local notre travail et je suis heureux de vous dire que nous voyons ces équipes se multiplier ; souvent d’ailleurs, ces équipes précèdent notre propre travail au plan national comme cela a été précisément le cas pour la violence, par les équipes de Lyon et de Lille ;

* et notre effort avec nos amis du ZdK (représenté par Rolf Schumacher) et déjà d’une vingtaine d’autres pays européens, de donner de plus en plus une dimension européenne à ce travail. Comme vous le savez, une première manifestation plus éclatante en sera donnée en 2004 à Lille où nous célèbrerons notre centenaire et où, avec la participation, nous l’espérons, de tous les pays de l’Europe élargie, nous entrerons dans cette ère européenne des Semaines Sociales.

Que ce soit avec ceux qui travaillent au plan des régions ou avec nos amis européens, nous avons la conviction qu’un trésor unique nous est confié, trésor non pas de nos chapelles ni de nos pays, mais de l’humanité tout entière : ce trésor est l’enseignement social chrétien ; nous voulons ensemble non pas l’enfouir à Issy-les-Moulineaux, mais le faire fructifier au centuple.

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Et maintenant, en quelques mots très brefs mais du fond du cœur, laissez-moi dire toute notre gratitude à ceux qui ont rendu possible cette rencontre. Vous tous d’abord qui nous avez généreusement consacré un temps précieux, tous ceux qui sont intervenus en quelque qualité que ce soit -même si tous les orateurs qui nous ont si fortement touchés méritent une place particulière-. Un grand merci à nos amis du Conseil des Semaines Sociales et en particulier à Jean Flory qui a animé l’équipe chargée d’élaborer la trame de ces rencontres. Un grand merci enfin à tous les volontaires aux écharpes blanches qui nous ont aidés tout au long de ces trois jours et vraiment au-delà des limites du raisonnable, et en particulier à leurs généraux en chef François Desouches et Alban Sartori.

A tous, merci du soutien et des encouragements que vous nous apportez et rendez-vous à l’année prochaine pour discuter de l’argent.

17 novembre 2002.

Michel Camdessus

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