Pourquoi le capitalisme n’est pas prêt de disparaître ?

Loin d’être condamné, le capitalisme est entré dans une phase de développement extrême qui pourrait compliquer la nécessaire transition écologique et sociale que nous avons à vivre.

Deux polémiques « urbanistiques » ont marqué cette rentrée :

  • la transformation de la gare du Nord qui prévoyait 50 000 m2 de surfaces construites nouvelles, dont un immense centre commercial de près de 20 000 m2 et des bureaux, le tout rebaptisé pour la circonstance « lieu de vie » ;
  • la construction d’Europacity, au nord de Paris, dans le Triangle de Gonesse (Val-d’Oise), qui prévoyait sur 80 hectares avec un centre commercial de 230 000 m2 (500 boutiques), un parc de loisirs de 150 000 m2 (piste de ski artificiel, centre aquatique climatisé, salles de spectacle), des hôtels (2 700 lits), une zone de bureaux, etc., le tout desservi par une gare du Grand Paris Express (GPE) construite sur fonds publics.

Même s’il est probable que les copies soient revues, on peut légitimement s’interroger : sommes-nous face à des projets d’un autre temps, celui d’un capitalisme révolu ?

Comment résister à des projets qui sont censés contribuer à la redynamisation des territoires, au développement de services et d’activités économiques ? Dans le cas de la Gare du Nord, il s’agirait même de répondre à une demande sociale, exprimée par les voyageurs, qui pourraient ainsi faire leurs courses entre leur travail et leur domicile. Toujours dans le cas de la Gare du Nord, l’espace valorisé permettrait de financer les travaux et les gares de province et d’Ile-de-France qui n’ont pas le même potentiel commercial. Pourtant, certains architectes ont dénoncé ces projets, qui seraient pour eux des cadeaux fait au commerce. Ils questionnent la promotion d’un urbanisme qui rend manifeste les incohérences des pouvoirs publics face à la transition écologique et la lutte contre le réchauffement.

Alors que nous sommes invités à adopter de modes de vie plus sobres, on pourrait s’attendre à un capitalisme moins exacerbé, moins conquérant, plus discret. On aurait pu espérer en avoir fini avec un capitalisme « hégémonique », voire « totalitaire ». Or, c’est tout le contraire qui se passe.

Bienvenue dans le capitalisme « extrême »

Nous sommes entrés au contraire dans une phase extrême du développement du capitalisme dont l’appétit reste insatiable et sans limite. Et dont les deux polémiques dont nous venons de parler ne sont que les symptômes. Voici pourquoi !

Tout d’abord, parce que le capitalisme récupère et marchandise l’ensemble de nos besoins et de désirs (jusqu’à nos aspirations les plus élevées qui appartiennent à la sphère spirituelle et à la quête de sens).

Ensuite, parce ce que le capitalisme, en faisant de la disruption (rupture, fracture) le modèle dominant d’innovation et de croissance (1), parvient à aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. Stiegler parle de stratégie de tétanisation de l’adversaire, qui vient court-circuiter les modes de pensées et les manières de faire dominantes et rend obsolète les structures économiques et sociales (2).

Enfin, parce que le capitalisme conduit à une gigantesque accumulation et prolifération de « dispositifs » (et notamment les ordinateurs, portables, objets connectés, etc) qui ont la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. De telle sorte que plus un seul instant de nos vies ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif (3). Les auteurs de « Tout est accompli » (4), préfèrent parler du Dispositif (avec un grand D) qui advient avec la connection dans l’instant de tous les dispositifs (avec un petit d). Le Dispositif contrôle tout ce qui existe et étend sa présence à tous les endroits dans un même instant. Dans le Dispositif, nous devenons le rouage d’un fonctionnement qui nous échappe. Au lieu d’être les auteurs de nos destins, nous voilà agencés dans un processus.

De la docilité à la liberté !

Face à ce capitalisme « extrême » qui entend faciliter nos vies, nous risquons d’abdiquer notre liberté. Pour Giorgio Agamben, il est possible que « nous soyons devenus le corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité ».

Aurons-nous encore assez de volonté pour revendiquer le droit d’exister autrement que des consommateurs avides ? Et puisque les Semaines sociales de France en ont fait leur thème pour les deux années à venir, aurons-nous encore assez de force pour revendiquer le droit de refaire société en empruntant d’autres chemins que celui de la consommation et du marché global ? De vivre en dehors du Dispositif ?

Finalement, ce que le capitalisme « extrême » nous vole et que nous réclamons, c’est le temps du manque et du désir. Rassasiés avant d’avoir eu faim, par une nourriture que nous n’avons même pas eu le temps d’humer et de goûter (Stiegler), on nous vole notre désir qui fait justement de nous des « vivants ».

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Frédéric Rochet, rédacteur des SSF

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