Les colères des gilets jaunes

Nul ne peut prédire ce qu’il adviendra du mouvement des « Gilets jaunes ». Il désoriente les politiques, les syndicalistes, les sociologues et les journalistes : ce qui, outre l’importante mobilisation des premiers jours, en fait l’originalité. Il échappe aux a priori et aux analyses classiques. A défaut, peut-être peut-on en tirer quelques observations, quelques leçons même.

Le mouvement est né d’une accumulation de mécontentements nés du sentiment – qui ne date pas du seul quinquennat en cours – que les gouvernants favorisent les « riches » et pénalisent les plus pauvres et les classes moyennes. Ce ras-le-bol aux multiples facteurs rend difficile la présentation de revendications étayées et construites, sinon la baisse du prix des carburants, mais tous les manifestants ne s’en contenteraient sûrement pas. Et les soupçons de dissimulation fiscale pesant sur le patron de Renault-Nissan, Carlos Ghosn, qui a déjà défrayé la chronique par l’importance indécente de son salaire, ne peuvent qu’attiser la colère contre les inégalités qui perdurent en France.

Deuxième point de rencontre des colères : le malaise des habitants des zones rurales, qui se sentent les oubliés de la République, les exclus des services de l’Etat (pourquoi payer taxes et impôts si on n’en profite pas ?) ; plus que d’autres, ils ont besoin de voiture et ont moins de moyens pour changer de véhicule. Déjà le passage à une vitesse de 80 km/h sur les routes les avait irrités, quel que soit le bien-fondé des arguments de sécurité. Les habitants des zones périurbaines, que la cherté des logements en centre ville, a rejeté de plus en plus loin, souffrent eux aussi des temps de trajet maison-travail et des insuffisances des transports en commun. Les uns comme les autres jugent que ceux qui décident, les « élites », ceux « d’en haut » sont des urbains, pire des Parisiens, qui les ignorent, ne les entendent pas. Les maires réunis en congrès se font le relais de cette distance. Ce sentiment, d’ailleurs, n’est-il pas partagé par certains dans l’Eglise, qui pensent que pour les responsables catholiques, l’avenir du christianisme serait essentiellement urbain ? Les périphéries auxquelles le Pape veut envoyer les fidèles, ce sont peut-être les Gilets jaunes, même s’ils ne sont pas parmi les plus pauvres ou les étrangers.

Troisième remarque : le mouvement marque l’émergence de nouvelles formes de mobilisation qui font l’impasse sur les corps intermédiaires que sont les syndicats ou les partis politiques, et s’appuient sur la viralité des réseaux sociaux. Cela donne fraîcheur et spontanéité à leur engagement, mais explique la difficulté à le structurer dans la durée. Pas de leader déclaré, pas d’élément de langage, juste un code couleur : il n’est qu’à entendre sur le médias des « gilets jaunes » de la première heure, désemparés par l’arrivée de nouveaux venus, plus radicaux, dénaturant leur projet. La violence de part et d’autre des barrages, entre manifestants ou personnes bloquées, celle de « casseurs », souligne le danger que fait courir l’affaiblissement des corps intermédiaires. Quand un gouvernement ne veut pas céder devant la contestation, pour ne pas reproduire l’épisode désastreux des Bonnets rouges, la fragilité d’un dialogue social institué et respecté mène à l’impasse.

Enfin, on peut s’interroger, comme l’a fait Laurent Berger dans un entretien au Monde, sur la mauvaise pédagogie autour de certaines mesures, qu’il s’agisse de réduire les pollutions ou, d’ailleurs, d’assurer la sécurité sur les routes. L’indispensable mobilisation en faveur de la protection de l’environnement ne doit pas être seulement négative, punitive, synonyme de taxes supplémentaires. Si le coût de la transition écologique ne semble pas équitablement partagé par tous, les entreprises, les compagnies de transports, si l’on ne peut en écrire clairement les atouts et les chances, beaucoup de citoyens s’estimant les dindons de la farce se décourageront ou iront rejoindre les rangs de formations extrêmes aux promesses intenables. Il ne faut pas laisser les Gilets jaunes au bord de la route.

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Par Dominique Quinio, présidente des Semaines sociales

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