Alors que s’approche la célébration du centenaire de l’armistice de 1918, nous pouvons réfléchir aux parallèles troublants entre notre époque et celle qui a vu naître la Grande Guerre. Un certain nombre d’historiens s’accordent pour donner à la période d’expansion économique qui précéda la première guerre mondiale, le nom de première mondialisation. Cette époque qui va de 1870 à 1914 a été marquée par une augmentation des échanges internationaux soutenue par le rail et la mer, par une intégration financière mondiale à l’initiative de l’Occident et au détriment des pays du Sud, par un exode rural sans précédent, par des migrations en très forte croissance et, enfin, par l’achèvement de la conquête coloniale. On doit à cette glorieuse époque bien des progrès et des outrances, mais on ne dit pas assez qu’elle s’acheva par une guerre fratricide sur fond d’exacerbation des nationalismes et par sa réplique en 39-45 après un reflux très puissant du mouvement de globalisation économique et financière dans les années 30, après la crise de 29.
La seconde mondialisation a lieu dès la fin des Trente Glorieuses et se trouve marquée par une série de dérégulations et de libéralisations qui s’accélèrent à partir des années 90 : augmentation des échanges internationaux grâce au progrès technique (Internet et le container), dérégulation monétaire avec la fin de la convertibilité du dollar en or, augmentation exponentielle des échanges financiers et dérégulation financière, augmentation des inégalités entre nations et entre personnes à l’intérieur des nations, migrations en augmentation rapide, percée de l’Asie comme partenaire de premier plan mais retard croissant de l’Afrique.
Depuis 2001 et l’attaque des Twin Towers, les tendances au repli se sont accentuées dans pratiquement tous les pays de la planète – Trump aux USA, Brexit, populismes protectionnistes en Europe et dans le monde.
Le plus étrange dans ce tableau sombre, c’est de constater que ce monde de plus en plus menaçant ne semble intimider personne. Pire : on a l’impression que la mondialisation fonctionne d’elle-même, comme si l’expansion économique et financière s’était émancipée de toute tutelle et continuait sa course folle toute seule, sans guide et sans frein, pour le seul profit des structures financières qui la portent. Mais les populismes de tout poil, qui prennent racine sur l’accroissement des inégalités et le sentiment de dépossession des classes moyennes lié à la globalisation et aux vagues migratoires, progressent inexorablement, entraînant avec eux une rhétorique de l’accusation (des élites, de l’UE, bref des autres) qui risque fort de leur échapper, pour le pire. Comment éviter une nouvelle déflagration mondiale qui serait cette fois fatale ?
Toutes les politiques nationales sont compliquées à dessiner et à mener parce qu’elles sont à imaginer immédiatement au niveau mondial – où il n’y a pas de régulation de sorte qu’une mesure prise au niveau local risque parfois d’avoir un effet inverse à celui qui est recherché. Même si l’on sait par exemple que les inégalités – salariales, territoriales – sont les principales sources d’explosion sociale, on ne voit plus très bien comment les combattre. Préférer la redistribution sociale à toute politique économique vigoureuse risque toujours de se faire au détriment de l’emploi et de la croissance. Et inversement. D’où la tentation protectionniste et nationaliste qui repose sur cette idée simple mais fausse qu’il est toujours possible et plus facile de régler les problèmes entre soi, à l’abri de frontières nationales renforcées.
Alors comment agir ? Sans doute en posant les bonnes questions au bon niveau. Pour éviter que l’histoire bégaie, tout comme face à la globalisation, c’est l’Europe qui est pertinente. En réalité le vrai choix politique aujourd’hui, celui qui nous met à la hauteur de nos aînés de 1918, ne se situe pas tant entre tel parti et tel autre, l’un plus à droite, pour l’ordre et l’autre plus à gauche, pour la justice, mais bien plutôt entre d’un côté ceux qui se replient sur le cadre national, au risque d’arriver à pire que ce à quoi ils espéraient, comme les tenants du Brexit, et de l’autre ceux qui cherchent à construire une Europe des nations viable et pacifique.
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Par Jean Pierre Rosa