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Dossier La Tribune du Christianisme social
Un an après la mise en place des deux commissions de réparation pour les victimes de violence sexuelle dans l’Église[1], toutes deux crées après le choc lié à la publication du rapport de la CIASE sur les abus sexuels dans l’Église catholique, seulement 1 550 victimes se sont présentées dans le but d’obtenir une réparation : 450 pour la CRR et 1100 pour l’INIRR. Le chiffre est extrêmement faible au regard du nombre estimé de victimes (selon l’Inserm, 330 000 si l’on prend en compte l’ensemble des victimes au sein de l’Église, ce qui signifie que seulement 0.4% se sont rapprochées des commissions mises en place), mais il l’est moins si on le compare au nombre de victimes qui s’étaient spontanément rapprochées de la CIASE (2 750). En tout cas, ces chiffres sont très préoccupants, quand on pense à la souffrance des victimes, aux dégâts causés par les actes perpétrés et qui persistent tout au long de la vie : dépression, stress post-traumatique, troubles anxieux, addictions, anorexie, problèmes relationnels, difficultés au travail, échecs dans les études, altérations marquées dans les zones du cerveau associées au contrôle des émotions, risque élevé de pathologies métaboliques, etc. Il est dommage que si peu de victimes se rapprochent de ces commissions, car on sait que les réparations qu’elles peuvent proposer permettront d’atténuer un peu les blessures, en proposant une somme d’argent symbolique, en facilitant l’accès à des thérapies (les thérapies comportementales centrées sur le trauma se sont révélées particulièrement bénéfiques), en re-créant la confiance, en permettant éventuellement de rencontrer certains protagonistes directs ou indirects des faits, en établissant un dialogue, en permettant une reconnaissance des faits, une demande de pardon, en contribuant à améliorer les dysfonctionnements…
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces chiffres faibles. Tout d’abord, il est bien documenté que parler des violences subies est extrêmement traumatisant, si bien que d’après les études internationales, environ 26-40 % des victimes ayant subi un abus sexuel dans l’enfance n’en parleront jamais, même une fois parvenues à l’âge adulte (Finkelhor, 1987 ; Kogan, 2004 ; Stige et al., 2022). D’autres en parlent mais très tardivement, 15-25 ans après l’expérience traumatique (Somer et Szwarberg, 2001). Parmi celles qui partagent leur expérience (seulement 14%), elles choisissent souvent de le faire plutôt auprès de personnes en qui elles ont confiance, comme des membres de la famille ou des amis (Stige et al., 2022), et non envers des inconnus, qu’ils soient professionnels ou des bénévoles. Un facteur qui explique le silence est lié au fait que beaucoup de personnes ne réussissent pas à identifier qu’elles sont victimes d’abus sexuels, par manque de connaissances ou de mots ou de concepts pour le dire (Stige et al., 2020). Par ailleurs, les victimes ont souvent des sentiments ambivalents par rapports aux auteurs d’abus : elles se sentent parfois elles-mêmes coupables, ou ont peur de ne pas être crues ou d’être rejetées, ou même souhaitent protéger leur agresseur. D’autres utilisent des modes d’expression indirects, comme par exemple l’auto-mutilation chez les adolescents (Ungar et al., 2009). Par ailleurs, raconter l’expérience traumatisante est extrêmement stressant pour les victimes, puisqu’elles vivent réellement une nouvelle fois l’expérience traumatique. Après la narration des faits, les victimes entrent souvent dans une période de grande vulnérabilité, qui nécessite un accompagnement spécifique : si cet accompagnement n’est pas proposé, la victime peut développer des psychopathologies au moment où elles brisent le silence. Les victimes peuvent avoir conscience de l’existence de cette fenêtre de vulnérabilité, et de ce fait éviter de s’y exposer en choisissant de se taire. D’autres facteurs plus triviaux et plus spécifiques aux commissions mises en place au sein de l’Église catholique peuvent aussi expliquer les chiffres cités, comme le fait que les victimes ignorent l’existence de ces deux commissions et leur mode de fonctionnement, par exemple en raison d’un éloignement de l’Eglise.
Comment faire dès lors pour augmenter le nombre de personnes se rapprochant de ces commissions pour demander réparation ? Plusieurs pistes, non exclusives entres elles, peuvent être évoquées : a) en premier lieu, dans le but d’éviter que les victimes n’aient à relater leur histoire si douloureuse une nouvelle fois, ce qui peut causer un évitement, faire en sorte que les narrations sur les faits d’abus déjà recueillies auprès d’autres acteurs (la CIASE, des commissions spécifiques de certaines congrégations ou mouvements, des associations comme France Victimes) puissent être, avec l’accord de la victime, transférées à la CRR ou à l’INIRR. Cela éviterait de demander aux victimes de raconter une nouvelle fois des faits particulièrement traumatiques, risquant d’ouvrir une fenêtre de vulnérabilité ; b) améliorer la communication à la fois autour de l’existence de ces commissions, mais aussi sur leur mode de fonctionnement, assez simple sur le plan administratif, par une campagne massive de communication dépassant le cercle restreint des paroisses et des mouvements ecclésiaux. En effet, beaucoup de victimes n’ont pas connaissance de l’existence de ces commissions, ou alors imaginent que cela sera un processus épuisant sur le plan administratif. Il a en effet été démontré, dans d’autres contextes, qu’à chaque diffusion de l’information dans les médias, de nouvelles victimes prenaient contact ; c) Communiquer largement sur les effets bénéfiques des diverses prises en charge peut donc aussi s’avérer utile car les victimes parfois s’interrogent sur ce que cela pourra leur apporter; d) éduquer le grand public aux signes faibles que peuvent présenter les victimes, et à la manière de susciter une rupture du silence. Cela permettrait aux proches de commencer un échange, incitant les victimes à se rapprocher ensuite des commissions
Le chemin vers l’apaisement est long, il faut s’y engager ensemble, sans se décourager, pour guérir l’ensemble du corps social.
[1] La CRR : Commission Reconnaissance et Réparation et l’INIRR : Instance Nationale Indépendante de Reconnaissance et de Réparation.
Catherine Belzung, Titulaire de la Chaire Unesco en maltraitance infantile, Université de Tours
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