Les églises ukrainiennes face à la guerre

Conférence des Églises européennes (CEC)Pré-assemblée régionale européenne – 25 février 2022

Pavlo Smytsnyuk Institut d’études œcuméniques, Lviv, Ukraine

Je suis reconnaissant aux Églises membres de la Conférence des Églises européennes pour leur soutien, et pour la déclaration ferme de la CEC sur la guerre en Ukraine. C’est très important pour nous. Le thème que vous avez choisi est « L’amour du Christ pousse le monde vers la réconciliation et l’unité ». Or j’ai été invité à parler de la guerre en Ukraine.Peut-on faire plus éloigné de l’amour du Christ que la guerre. Cependant, elle nous montre, de manière très radicale, le contexte dans lequel l’unité et la réconciliation peuvent avoir lieu.

Je commencerai par montrer les manières dont diverses églises ukrainiennes ont répondu à l’agression russe, puis je soulèverai trois questions autour de l’unité, l’interdépendance et la réconciliation.

« La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, elle les fait esclaves, les autres, libres », disait le philosophe grec Héraclite. Je ne sais pas si l’Ukraine sortira de la guerre esclave ou libre, mais Héraclite a raison de dire que la guerre change la donne. Elle crée un nouvel ordre et restructure la société. Nous vivons un moment où les gens et les églises doivent « choisir leur camp », l’ambiguïté n’est plus possible.

Déclarations des Églises ukrainiennes

Il y a eu de nombreux gestes de condamnation de la guerre et de solidarité par diverses églises dirigeants et organisations œcuméniques du monde entier – certains très inspirants et d’autres un peu ambigu. Ici, je voudrais seulement parler de la façon dont les églises d’Ukraine et de Russie ont répondu. Les églises ont réagi à la fois collectivement et individuellement. Le Conseil panukrainien des églises, qui réunit 16 églises et organisations religieuses, y compris les juifs et les musulmans – a publié une déclaration soutenant les forces armées ukrainiennes, bénissant les soldats et demandant à la communauté internationale d’aider à arrêter l’invasion russe. Le conseil a également écrit une lettre au président Poutine lui demandant d’arrêter la guerre avant qu’il ne soit trop tard.

Le métropolite de la nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine Épiphanie et l’archevêque de l’Église gréco-catholique ukrainienne Sviatoslav Shevchuk ont demandé de prier pour la paix, mais ont également parlé du devoir des citoyens de protéger l’Ukraine. Ils ont tous les deux demandé à la communauté internationale son soutien. Les protestants ont également été directs dans leur condamnation de l’agression russe. L’Église évangélique luthérienne allemande d’Ukraine a insisté sur le fait que la paix pour laquelle nous devons prier, doit être « une paix juste, qui aboutira à l’expulsion de l’agresseur de toutes les territoires et un juste châtiment pour les crimes commis ». Elle a appelé ceux qui peuvent servir dans les forces armées à se joindre à la défense de leur pays, et a invité « les frères et sœurs de à l’étranger à fournir une assistance diplomatique […] et une aide humanitaire ».  L’Union ukrainienne des églises baptistes évangéliques – qui est probablement le plus important groupe de confession protestante en Ukraine – a adopté une position plus pacifiste : le pasteur Antonyuk a appelé les communautés à prier (« notre arme est la prière »),  mais il a également mentionné la nécessité de fournir l’hospitalité aux réfugiés

Ukrainiens et Patriarcat de Moscou

Un point très important est la position prise par l’Église orthodoxe ukrainienne, rattachée au Patriarcat de Moscou. Ceux d’entre vous qui ont eu la patience d’écouter les discours du président Poutine le 21 février, qui annonçait la reconnaissance de deux républiques séparatistes, se souviendront que l’une des raisons invoquées pour lesquelles la Russie devait en Ukraine, était celle-ci : « A Kiev, ils préparent des représailles contre les Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou ». Eh bien, hier, le chef de cette église, le métropolite Onuphre de Kiev, a qualifié l’invasion russe de « répétition du péché de Caïn, qui par jalousie a tué son propre frère. Une telle guerre ne peut pas avoir de justification ni devant Dieu ni devant les hommes ». Cette déclaration est très importante, même si elle est peut-être arrivée un peu tard, mais mieux vaut tard que jamais. Depuis le début de la crise ukrainienne il y a huit ans, cette Église a toujours insisté sur le lien spirituel et culturel avec la Russie tout en se prétendant être apolitique, neutre. Elle a souvent été critiquée pour ne pas avoir pris position. Il y a cinq ans, Onuphre a refusé de rendre hommage aux soldats, tués dans l’est de l’Ukraine, disant qu’il voulait rester en dehors du conflit. Aujourd’hui, je crois que l’injustice de ce que fait la Russie est tellement évidente que l’Église orthodoxe ukrainienne ne peut pas rester silencieuse. Ses responsables refusent d’être exploités par la propagande russe et disent maintenant : » vous venez ici pour nous sauver des « nazis », mais nous n’avons pas besoin de vous. Nous vous combattrons »

le patriarche Cyrille de Moscou, « confrère » du métropolite Onuphre n’a, lui, pas condamné la guerre ni même demandé de l’arrêter. Il s’est limité à « appeler toutes les parties au conflit à faire tout leur possible pour éviter des pertes civiles ». L’agression russe a été qualifiée d’ « événement» et « de tragédie ». Une prière s’est élevée vers Dieu pour « préserver le peuple russe, ukrainien, et d’autres peuples qui sont spirituellement unis par notre Église ». J’espère que L’Église orthodoxe russe trouvera le courage d’appeler sans ambiguïté à la fin de l’invasion russe de l’Ukraine.

Pourquoi me suis-je autant focalisé sur ces déclarations ? Je crois que ces déclarations, émises par les églises, traduisent leur identité ecclésiale. Écrites à la hâte, avec peu de temps pour des corrections, elles reflètent la façon dont les églises voient leur propre position au sein de la société, quelle est la profondeur de leur inculturation, comment elles perçoivent leur lien avec les personnes avec lesquelles elles travaillent, comment elles se situent par rapport au nationalisme et à la guerre, et comment elles interprètent les Écritures.

Nous vivons un moment véritablement apocalyptique, au sens étymologique du terme : apokalypsis comme dévoilement, révélation. Les églises se révèlent. Et il en va de même pour les organisations œcuméniques.

Passons maintenant à trois points que je souhaite aborder : l’unité, l’ interdépendance et la réconciliation.

L’unité

Cette guerre a conduit les églises ukrainiennes à montrer un exemple exceptionnel d’unité. Cette unité peut contenir des risques, mais elle peut conduire à la réconciliation et à l’unité. Nous verrons quel effet la guerre aura sur le lien de l’Église orthodoxe ukrainienne avec ses coreligionnaires russes et sur le dialogue entre les deux juridictions orthodoxes en Ukraine – mais il est raisonnable de s’attendre à ce que l’influence de la guerre sur l’orthodoxie ukrainienne soit énorme-. Bien sûr, on peut se demander si l’unité inter-orthodoxe ou les relations inter-chrétiennes, qui conçoivent le dialogue comme un service à la cohésion nationale, ne transforme pas l’appel du Christ à l’unité en un slogan laïc, en un refrain de guerre.

La raison d’État derrière une telle unité ne devrait pas être laissé sans question. Une église, qui réduit son rôle au service d’une nation et de ses intérêt, trahit sa vocation universelle et son identité eschatologique, qui transcende les préoccupations de construction de la nation.

Malheureusement, la guerre n’est peut-être pas le meilleur moment pour être dans la nuance. Nous devons d’abord survivre.

Je m’attends également à ce que la guerre conduise les protestants ukrainiens, en particulier les baptistes et les pentecôtistes – qui avaient parfois tendance à vivre relativement éloignés de ce qui se passait dans le pays – à se sentir plus responsable de la société dans son ensemble et de la situation difficile du pays.

Interdépendance

Nous vivons dans un monde où tout est interconnecté. C’est évident quand on pense à la crise écologique, la pandémie de Covid-19 ou aux discussions sur les sanctions contre la Russie. En tant que pape, François a écrit dans Fratelli Tutti, « nous sommes une communauté mondiale, tous dans le même bateau, où les problèmes de chacun sont les problèmes de tous. […] Nul n’est sauvé seul ; nous ne pouvons qu’être sauvés ensemble. […][Nous faisons partie les uns des autres ».

Dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Markel, le frère du starets Zosima dit : « chacun de nous a péché contre tous les hommes, et moi plus que quiconque. […] chacun est vraiment responsable devant tous les hommes, pour tous les hommes et pour tout » Interrogé par sa mère sur la façon dont, étant si jeune et innocent, il peut être responsable du mal dans le monde, Markel répond : « Je ne sais pas comment vous l’expliquer, mais je le sens tellement, douloureusement même ».

Je suggère que cela soit une illustration profonde de l’inexplicable, incompréhensible interdépendance de tous. (On pourrait se demander si la sagesse de Dostoïevski fait partie du canon des « valeurs traditionnelles » de Poutine qu’il dit défendre en Ukraine, dans son message il y a deux jours).

Ce qui me paraît important aujourd’hui, c’est que les Églises et les pays d’Europe puissent aussi ressentir, « douloureusement même » leur lien avec ce qui se passe dans mon pays, leur responsabilité pour l’Ukraine.

J’espère que les Églises d’Europe, unies spirituellement à leurs frères et sœurs orthodoxes, protestants et catholiques ukrainiens, pourront ressentir de la compassion et une solidarité active – en tant que corps dont un membre souffre – et ne pas laisser l’Ukraine souffrir seule.

Cela peut impliquer de vous rapprocher de vos églises, de vos gouvernements, de vos entreprises pour demander que des pressions soient exercées sur la Russie pour arrêter la guerre et de soutenir l’Ukraine de toutes les manières possibles.

Réconciliation

Nous ne savons pas comment la guerre finira, mais un jour elle finira. Et ce ne sera pas facile de parler de la réconciliation entre Ukrainiens et Russes. Nous ne sommes pas les ennemis du peuple russe. J’ai reçu de nombreux mots de soutien de la part d’ecclésiastiques orthodoxes russes et de laïcs ces derniers jours. De nombreux Russes ont protesté contre la guerre, tant en Russie qu’à l’étranger, et certains ont été arrêtés. Cela a demandé beaucoup de courage et est tout à l’honneur du peuple russe. Ce sont des exemples pour les institutions religieuses et politiques russes. Cette résistance russe à la guerre, aussi minime soit-elle, est importante. Il est important pour l’Ukraine de ne pas tenir les Russes collectivement responsables de ce que fait le gouvernement. Il est important pour le peuple de Russie, de garder quelques semina verbi, quelques rayons de lumière au milieu de la folie. C’est important pour tout le monde, du moins dans l’intérêt de la réconciliation qui, tôt ou tard viendra.

Il est ironique que les Russes qui parlent contre la guerre soient souvent les soi-disant « laïcs libéraux »plutôt que les disciples du Christ. Ici, le philosophe russe Vladimir Soloviev me vient à l’esprit : Dans son « On the Decline of the Medieval Worldview » il dit : « si les chrétiens de nom ont trahi le dessein de Christ – et l’auraient ruiné, si seulement ils avaient pu – alors pourquoi ceux qui ne sont pas chrétiens de nom, et qui ont renoncé à Christ en parole ne pourraient-ils pas servir le but du Christ ? Dans l’Evangile, nous lisons de deux fils; l’un a dit : « J’irai » et il n’y est pas allé ; L’autre a dit: «Je n’irai pas» et il est parti. […] Lequel des deux […] a fait la volonté de son Père ?

Pour conclure

En août dernier, notre Institut d’études œcuméniques de Lviv a lancé un projet sur l’œcuménisme et la consolidation de la paix. Nous avons commencé à étudier des cas étrangers de réconciliation : les Balkans, Israël/Palestine, Irlande du Nord, etc. Je voudrais citer une phrase de description du projet : « Une façon d’aborder la crise ukrainienne pourrait passer par la « défamiliarisation ». Nous entendons par là regarder la situation, à travers le prisme d’autres conflits, ce qui aide à maintenir une distance épistémique et émotionnelle de la situation domestique, nous permettant de contribuer à une résolution rationnelle et pratique du conflit ».

Hier, nous nous sommes réveillés dans une situation où la « défamiliarisation » ne fonctionne plus,

parce que nos familles sont menacées. Aucune distance émotionnelle n’est possible, car à la fois la raison et le cœur nous appellent à arrêter ce bain de sang. C’est un moment où être « super partes » (impartiaux) signifie être avec ceux qui souffrent et sont terrifiés. C’est un moment où l’amour du Christ nous appelle à ‘être unis et à soutenir ceux qui sont tués pour leur désir d’être libres.

Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu (Matthieu 5 :9)

Pavlo Smytsnyuk, Institute of Ecumenical Studies, Lviv, Ukraine

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